Les écueils de l’intempérance

Alban Lannéhoa

Une gravure de 1842 signée par Fitz Henry Lane (1804-1865) met en scène un navire en perdition dont le pavillon porte le triste nom de l’intempérance, secouru par un autre bâtiment portant sainement sa voilure à l’écart des écueils, portant lui fièrement le pavillon de la tempérance. Cette gravure est une allégorie évidente de la bonne conduite que l’on attend des équipages, dont on connait les potentiels excès. Mais si l’intempérance des marins peut conduire à de pareils désastres, on connaît moins les incidents plus inattendus causés par l’inconduite des habitants du littoral.

Les légendes liées aux naufrages sont particulièrement anciennes dans les parages les plus périlleux. Le nom même de la baie des Trépassés, à la pointe du cap Sizun en Bretagne, témoigne de la dangerosité de la navigation sur les côtes de la Cornouaille. Les côtes du Léon, dans le secteur de Kerlouan, sont également réputées pour leur dangerosité, comme le mentionne Ernest Daudet (1837-1921) : « La renommée de cette côte est sinistre et mérite de l’être. Depuis que les hommes ont conquis l’empire des mers, les pointes de l’île Vierge, de Guissény, de Pen-ar-Garec, de Kerlouan, de Brignogan, furent les auteurs et les témoins d’effroyables catastrophes. En avant de ces rivages, et jusqu’à plusieurs milles en mer, la nature a jeté dans les fonds d’innombrables récifs, Quelques-uns s’assèchent à la mer basse et, quand elle les recouvre, on ne peut les deviner qu’à l’écume des eaux qui viennent se briser sur leurs dentelures redoutables. Pour naviguer parmi ces écueils, il faut les connaître et pour ne pas s’y briser il faut n’être pas saisi par les courants, enveloppé par les brumes et surtout ne pas confondre les feux des phares qui éclairent la bonne route ». Daudet poursuit en évoquant à demi-mots la coutume ancestrale du « droit de bris », selon laquelle les populations locales s’approprient les restes des épaves et de leurs cargaisons : « Si, sur ces bords redoutés, les eaux pouvaient s’ouvrir, un vaste cimetière apparaîtrait sous nos yeux avec toutes les épaves que les siècles y ont accumulé, encore que les habitants en aient de tout temps arraché aux flots des quantités innombrables ».

Scène de naufrage au pays de Kerlouan. Gravure d’Hippolyte Lalaisse (1810-1884).

Il n’en faut pas plus pour éveiller le soupçon et alimenter la légende des « naufrageurs », provoquant volontairement des naufrages pour s’enrichir ou du moins subsister aux dépends de leurs victimes. L’historien Jules Michelet (1798-1874) entretient cette légende, dressant en 1832 un tableau épouvantable de cette supposée pratique : « La nature est atroce, l’homme est atroce et ils semblent s’entendre. Dès que la mer leur jette un pauvre vaisseau, ils courent à la côte, hommes, femmes et enfants, ils tombent sur cette curée. N’espérez pas arrêter ces loups ; ils pilleraient tranquillement sous le feu de la gendarmerie. Encore, s’ils attendaient toujours le naufrage, mais on assure qu’ils l’ont souvent préparé. Souvent, dit-on, une vache promenant à ses cornes un fanal mouvant, a mené les vaisseaux sur les écueils. Dieu sait alors quelles scènes de nuit ! On en a vu qui, pour arracher une bague au doigt d’une femme qui se noyait, lui coupaient le doigt avec les dents. L’homme est dur sur cette côte. Fils maudit de la création, vrai Caïn, pourquoi pardonnerait-il à Abel ? ».

Naufrageurs bretons. Illustration de Phares et balises, Léon Renard, 1867.

De grands noms de la littérature se font l’écho de ces terribles pratiques qui, si elles ont probablement existé puisque combattues dès le XVIIe siècle, n’ont probablement pas connu l’ampleur et la sauvagerie que leur prêtent les récits fantasmés. L’écrivain Tristan Corbière, l’un des précurseurs du genre du roman maritime, compose en 1873 le poème Le Naufrageur, et Robert Louis Stevenson publie en 1892 le roman The Wrecker sur le même thème, tandis que Guy de Maupassant entretient lui aussi la
légende : « La plage de Penmarc’h fait peur. C’est bien ici que les naufrageurs devaient attirer les vaisseaux perdus, en attachant aux cornes d’une vache, dont la patte était entravée, pour qu’elle boitât, la lanterne trompeuse qui simulait un autre navire ». Loin de se cantonner à la côte bretonne ou française, le thème est universel, on le retrouvera sous la plume de l’auteur japonais Akira Yoshimura (1927-2006) dans le roman Naufrages.

Que les navires se soient échoués par accident ou trompés par des pratiques malveillantes, les histoires de cargaisons d’alcool miraculeusement disséminées sur le rivage sont également particulièrement anciennes et nombreuses, le vin étant naturellement transporté par voie maritime dès l’Antiquité. Des histoires de ce genre ont inspiré certains toponymes, comme celui de la pointe Escampo-barriou (« échappé des tonneaux » en provençal), sur la presqu’île de Giens. On rapporte également en 1750 le naufrage du brick Les Deux Frères devant le rocher Goudoul à Lesconil, dont les barriques de vin sont sorties en toute hâte de l’épave par les habitants des environs. Le scénario se répète précisément au même endroit le 4 février 1897, lorsque le vapeur de 714 tonneaux Pasajes talonne, prend feu et s’éventre sur le rocher Goudoul. Six cent quarante-cinq barriques de vin sont livrées à la mer, bien vite récupérées, stockées, vendues ou prestement consommées ! L’histoire dira que le tenancier du bar « la descente du marin » à Lesconil a constaté une baisse de fréquentation notable dans les semaines qui ont suivi le naufrage !

Le 28 janvier 1889, un événement similaire a déjà eu des conséquences bien plus dramatiques. Peu après son départ de La Rochelle pour Saint-Nazaire, le vapeur La Valette s’échoue sur les roches des Barges, au large des Sables d’Olonne. Sa cargaison d’eau de vie et de cognac en fûts se retrouve jetée à la mer et disséminée sur les plages environnantes sur une quinzaine de kilomètres. Alors que l’équipage rejoint La Rochelle en canot, les habitants des Sables d’Olonne se servent sans scrupules, se versant l’eau de vie à même leurs casquettes ou leurs sabots. Les excès auraient entraîné cinq décès dans ce curieux naufrage qui n’aura fait de victimes qu’à terre !

Cargaison du vapeur La Valette sur les plages des Sables d’Olonne.

Dans la nuit du 8 au 9 décembre 1890, le cargo mixte à vapeur de 547 tonneaux Louise-Jenny s’échoue sur les Étocs, à moins de deux nautiques de Penmarc’h où sévissaient les naufrageurs d’antan selon Maupassant. L’équipage est secouru par les sauveteurs de Penmarc’h. Le bâtiment ne peut être sauvé mais l’armateur Worms, Josse & Cie espère récupérer sa cargaison. C’est sans compter sur l’avidité des habitants des villages de Saint-Pierre, de Kérity et du Guilvinec, qui ne laissent pas passer une telle aubaine quelques jours avant les fêtes de Noël. Les effets du capitaine Ernest Vallin et de l’équipage sont bien vite dérobés, ainsi qu’une large part de la précieuse cargaison comprenant diverses boîtes de conserve, des pièces de cuir, du sucre, mais aussi des barriques de vin de Bordeaux, du cognac et de l’absinthe. Dans les jours suivant le naufrage, deux hommes sont surpris à Penmarc’h en possession d’une demi-barrique de vin provenant de la Louise-Jenny. Deux jours plus tard, les douaniers interpellent deux hommes en état d’ébriété manifeste, portant un panier chargé de neuf bouteilles de cognac. Cette scène se répète à de multiples reprises dans les jours qui suivent. Le quotidien La Lanterne condamne ces agissements : « La cargaison du vapeur Louis-Jenny, échoué sur les Étocs, près de Penmarc’h, vient d’être mise au pillage par les habitants de ces côtes sauvages, fils des anciens naufrageurs ».

La justice ne tolère plus aucun « droit de bris » et se montre particulièrement sévère avec les interpellés, poursuivis pour vol et recel d’épave. Le tribunal correctionnel de Quimper établit des peines d’amendes de 25 à 50 francs pour sept marins (entre 60 et 130€ actuels, une somme plutôt importante pour l’époque), trente-six autres reçoivent des peines de 15 jours à un mois d’emprisonnement. Seuls trois prévenus sont acquittés. Tous les pillards ne seront cependant pas pris, et le préjudice est relativement important pour l’armateur.

Le vapeur mixte Louise Jenny, tableau d’Eugène Grandin (1833-1919).

L’histoire des naufrages des cargos La Valette et Louise Jenny ont probablement inspiré l’écrivain Emile Zola, qui publie en 1898 la nouvelle « La fête à Coqueville », vaudeville sur fond de rivalité ancestrale entre deux familles rivales, les Mahé et les Floche. Un naufrage vient subitement troubler l’existence monotone du village : «  Ce dimanche-là, le temps fut épouvantable, un de ces brusques orages de septembre qui déchaînent des tempêtes terribles sur les côtes de Grandport. A la tombée du jour, Coqueville aperçut un navire en détresse, emporté par le vent. […] Et tout le village parlait de ce navire qu’on avait vu passer dans l’ouragan, et qui bien sûr devait, à cette heure, dormir au fond de l’eau ». Le surlendemain, les villageois mettent la main sur plusieurs tonneaux à la dérive, contenant une liqueur inconnue. Tout Coqueville va faire bombance pendant plusieurs jours, oubliant toute autre subsistance que l’eau-de-vie parvenant chaque jour sur la côte : « Les pêcheurs, cuvant les alcools de la veille, dormaient jusqu’à midi. Puis, ils descendaient en flânant sur la plage, ils interrogeaient la mer. Leur seul souci était de se demander quelle liqueur la marée allait leur apporter. […] Ils pêchaient aux tonneaux, comme on pêche au thon, dédaigneux maintenant des maquereaux […]. Coqueville suivait la pêche, en crevant de rire sur le sable. Puis, le soir, on buvait la pêche. […] L’arack de Batavia, l’eau-de-vie-suédoise au cumin, le tuica calugaresca de Roumanie, le sliwowitz de Serbie, bouleversèrent également toutes les idées que Coqueville se faisait de ce qu’on peut avaler. […] Oh ! se soûler chaque soir avec quelque chose de nouveau et dont on ignorait même le nom ! ». L’extravagante fête dure une semaine et réconcilie les deux familles, venant à bout des rivalités historiques !

Illustration d’André Devambez (1867-1944) pour la nouvelle La fête à Coqueville d’Emile Zola/.

La rivalité va bientôt dépasser la fiction : au début de l’année 1902, un navire français chargé de vin et d’eau-de-vie fait naufrage sur la pointe de Saint Catherine, au Sud de l’île de Wight en Angleterre. Tentant de préserver sa cargaison, l’équipage prétend ne transporter que du sel. C’est sans compter sur la curiosité des habitants, qui découvrent bien vite la véritable nature du chargement de l’épave. S’ensuit une nouvelle scène d’ivresse collective rapportée par la presse : « Aussitôt, la population des villages environnants accourut avec des bouteilles et des bidons, et avant que les douaniers et la police aient pu prendre des mesures, des centaines de gallons de vin et d’eau-de-vie avaient disparu. Au point du jour, la plage offrait le coup d’œil le plus singulier. Un grand nombre de gens ivres morts dormaient allongés près des barils. D’autres surexcités par l’eau-de-vie, se querellaient entre eux. C’était un spectacle sans précédent que celui de toute cette population en proie à l’ivresse. Après cela, messieurs les Anglais seront vraiment bien venus à prêcher la tempérance aux autres ! Finalement, les autorités firent enlever les barils pleins et vider sur la plage le contenu de ceux qui avaient été ouverts. Ce n’est que grâce à ce moyen radical qu’on a pu mettre un terme à l’orgie ! »

Pillage d’un brick chargé de vin, BNF Gallica, supplément illustré du Petit Parisien, 27 avril 1902.
Autre représentation du pillage du brick sur l’île de Wight.

Une scène similaire survient l’année suivante sur les côtes bretonnes. Le vapeur Vesper, armé par la Compagnie des Vapeurs de Charge Français, fait naufrage à la pointe Pern sur l’île d’Ouessant, tandis qu’il faisait route d’Oran à destination de Rouen avec un chargement de vin. Si l’on célèbre l’héroïsme de Rose Héré, une habitante d’Ouessant venue en aide aux marins, les comportements sont moins exemplaires sur le continent, la presse dressant un tableau consternant, probablement exagéré : « Environ trois cents fûts de vin de six cent litres allèrent s’échouer sur tous les points de la côte depuis Molène jusqu’à Roscoff. Les riverains se ruèrent sur les tonneaux et les défoncèrent. Les hommes et les femmes ivres dansaient autour des tonneaux. Une femme, furieuse de voir les hommes boire plus qu’elle, s’élança toute habillée dans une barrique défoncée et dansa dans le tonneau. Les pêcheurs et les cultivateurs manquant d’ustensiles pour loger le vin emplirent tous les récipients en leur possession, jusqu’à des vases de nuit. Toute cette malheureuse côte a été ravagée par une ivresse qui a duré plusieurs mois. Dans une ferme, père, mère et enfants sont restés ivres si longtemps qu’ils ont laissé mourir de faim leurs bestiaux. Il y eut aussi des scènes incroyablement comiques à Ouessant. Un tonneau d’huile de ricin fut bu ».

Aux scènes de sauvagerie, on préfèrera retenir la vision réjouissante d’un enivrement festif de la nouvelle d’Emile Zola. On retrouvera cet esprit plus léger dans le film britannique Whisky Galore ! diffusé en 1949, mettant en scène les habitants d’un village voyant arriver sur leurs côtes 50 000 caisses de whisky, les sauvant d’une pénurie du précieux breuvage !

En couverture : Alcohol rocks, gravure Ephraim W. Bouve (1817-1897), d’après un dessin de Fitz Henry Lane (1804-1865), Library of Congress.

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