Si les océans sont une source inépuisable de dangers pour les navigateurs, témoins de phénomènes plus impressionnants les uns que les autres, il en est un particulièrement célèbre pour sa brutalité : celui des rouleaux de l’île de Sainte-Hélène, régulièrement frappée par de puissantes et dévastatrices lames de fond. Nous vous proposons de découvrir les origines de ce phénomène à travers un événement particulièrement impressionnant au début de l’année 1846. Cet article a été publié initialement le 16 novembre 2020 par Jeanne Willoz-Egnor, conservatrice en charge de l’histoire et de la culture sur le site du Mariners’ Museum and Park, qui nous autorise aimablement à en livrer cette traduction :
Il est temps pour moi d’admettre une chose : j’ai une fascination maladive pour les catastrophes historiques, en particulier celles liées aux phénomènes naturels. Je ne saurais dire pourquoi, j’en fait juste le constat. Certaines estampes et gravures de la collection du Mariner’s Museum sont vraiment uniques, et j’ai souhaité partagé l’une de mes préférées : les « rouleaux » de février 1846 à Sainte-
Hélène. Cette image me fascine depuis des années ! La première fois que je l’ai contemplée, ma question immédiate a été : que sont donc ces rouleaux ? Bien évidemment ce sont des vagues, mais pourquoi méritent elles une désignation spécifique ? (Et non ces rouleaux ne sont pas liés à un tremblement de terre ou à un tsunami).

L’île de l’Ascension et celle de Sainte-Hélène, où Napoléon Bonaparte a été exilé dans l’Atlantique Sud, sont périodiquement en proie à des lames de fond semblant apparaître sans raison apparente. A un instant la mer est calme, puis de petites vagues commencent à se former, et bientôt des lames assez grosses pour déferler frappent la côte Nord de l’île. Une source a décrit ces vagues comme « les rouleaux pour lesquels Sainte Hélène n’a jamais été célébrée ». Après avoir regardé cette image, j’ai en effet du mal à croire que quelqu’un pourrait les fêter, parce que les conséquences de ces rouleaux ont été si catastrophiques en 1846 qu’ils sont entrés dans la postérité.
A l’époque de cet événement, qui survient le 17 février 1846, Sainte-Hélène est activement utilisée par la Royal Navy pour le jugement, la condamnation et la vente de navires négriers1. Ainsi, en plus des navires de commerce habituels, dix-huit navires condamnés pour s’être livrés aux commerce des esclaves se trouvent à cette date ancrés devant Jamestown.
La catastrophe prend racine assez discrètement la veille au coucher du soleil, lorsque de petites vagues commencent à déferler sur le rivage, tandis que la mer est encore décrite comme un véritable « étang ». Les vagues augmentent toutefois progressivement en taille, et à l’aube la baie de James est dépeinte comme une « masse d’écume » animée par les énormes vagues la traversant. A 10h du matin, les vagues atteignent une telle hauteur que les navires ancrés à leur portée ne peuvent bientôt plus les supporter. Étonnamment, les navires ancrés à seulement cinq ou six cents mètres du rivage ne sont absolument pas affectés.


Les vagues gagnant progressivement en hauteur, les équipages des navires situés dans la zone impactée mouillent jusqu’à quatre ancre pour tenter de se maintenir en place. Il semble que beaucoup aient rapidement reconnu que cet événement allait être plus extrême que d’accoutumée, et se soient en conséquence rendus en sécurité plus au large après avoir sécurisé leur chargement, gagner le rivage étant impossible. Ces navires ont également servi de refuge à de nombreux pêcheurs de l’île qui avaient pris la mer les jours précédents, dans l’ignorance de l’imminence de la catastrophe.
Le premier navire à succomber est la goélette anglaise Cornelia. Ancrée près du rivage, elle est complètement submergée par les vagues déchaînées, et projetée quelques instants plus tard contre la courtine de la James line, la forteresse protégeant Jamestown. Les spectateurs déclareront qu’elle a été réduite à une « masse de débris » en quelques instants. A proximité se trouvait le brick brésilien Descobrador de 127 tonneaux. Malheureusement, l’armateur du navire Robert Seale, sa femme Florella et deux autres passagers ne parviennent pas à quitter le navire avant qu’il ne soit drossé sur la côte. Les lames s’écrasant sur le navire, les haubans cèdent, les mâts tombent et le bâtiment commence à se désagréger. Au cours d’une brève accalmie, les deux passagers sautent par-dessus bord et nagent jusqu’au rivage, laissant Seale et sa femme accrochés au gréement dans une mer déchaînée. Lorsque le couple demande de l’aide aux témoins de l’événement sur le rivage, le Descobrador devient l’objet d’une tentative de sauvetage désespérée.


Les sauveteurs tentent d’utiliser une fusée pour porter un cordage à bord du Descobrador, mais ne parviennent à atteindre le navire en perdition. Un autre sauveteur, le second du HMS Flying Fish, tente de nager avec un espar attaché à une ligne, mais il est submergé par les énormes vagues alors qu’il atteint le bâtiment. Il est rejeté sur le rivage, vivant mais épuisé. On tentera encore de mettre à l’eau une baleinière, mais cette dernière est rapidement brisée par les vagues.

Le marin américain Joseph Roach prend finalement en charge le sauvetage, nageant jusqu’au navire avec un cordage, en nouant l’extrémité à la taille de Madame Seale et sautant par-dessus bord afin que les sauveteurs puissent les haler jusqu’au rivage. Madame Seale y parvient inconsciente, mais elle est rapidement ranimée. En voyant sa femme à terre en toute sécurité, Monsieur Seale noue à son tour un cordage autour de la taille et se voit transporté à terre de la même manière. Tout cela se produit étonnamment en seulement dix minutes. Alors que se déroulait le sauvetage du Descobrador, un navire négrier chasse sur ses ancres et se voit drossé sur le rivage « comme s’il était propulsé par la vapeur ». Il aborde le Descobrador quelques instants après le départ de Seale, et les deux navires se fracassent bientôt sur le rivage.

Vers midi, la goélette brésilienne Acquilla et le brigantin Santo Domingo rompent leur amarres à leur tour et sont poussés à terre.

Une heure plus tard, une vague si énorme qu’on prétend qu’elle cache tout derrière elle, presque jusqu’à la lumière du soleil, déferle sur l’île. La puissante lame soulève le Rocket de 230 tonneaux, qui se retrouve à la verticale, la proue vers le haut et la poupe en bas, avant d’être complètement renversé. Après le passage de la vague, le Rocket et toutes ses petites embarcations ont tout simplement disparu.

Cette même vague provoque des destructions tout le long du rivage : elle éventre les grands réservoirs de fer qui alimentaient en eau les navires, arrache une grande grue métallique du quai inférieur et la transporte sur plus de cinquante mètres jusqu’au parc à charbon qui est également détruit. Elle balaie encore un abri construit à l’arrière du quai pour abriter les capitaines et équipages attendant le transport vers leurs navires, heureusement abandonné quelques instants plus tôt par les spectateurs qui ont gagné un endroit plus sûr, ainsi qu’une partie du quai inférieur et de la zone de déchargement.
Les prochaines victimes sont la goélette Eufrazia et le brigantin Esperanza, qui sont tous deux ensevelis par une énorme vague. L’Eufrazia disparaît instantanément tandis que l’Esperanza est démâtée et est emportée à l’état d’épave. Les dernières pertes sont subies vers 17h, lorsque le brigantin Julia et le brick Quatro de Março chassent sur leurs ancres et sont précipités contre les West rocks. En heurtant les récifs, la Julia est instantanément écrasée, tandis que le Quatro de Março est soulevé par une énorme lame et jeté sur une vieille ancre qui avait été enchâssée dans les West rocks en 1734 comme point d’amarrage rapide pour les navires. Le Quatro de Março est détruit et la mer emporte la grande ancre.


Au coucher du soleil, onze navires négriers, deux navires marchands, quatorze autres navires de transport et quatre bateaux de pêche ont été drossés sur le glacis et la courtine de la James line ou sur les récifs environnants, et réduits à néant. Outre les dommages aux infrastructures du port, de nombreuses installations défensives de l’île ont également été endommagées. Au niveau de la baie de Rupert, la mer a balayé l’intérieur des terres sur une distance de 65 mètres, emportant tout sur son passage. Les énormes lames ont fendu le mur de la batterie de Lower Chubb, (d’une épaisseur de deux mètres !) et balayé le parapet de chaque côté, entraînant à la mer une caronade de 24 livres d’un poids d’environ 700kg. Les fortifications de Lemon Valley, à l’ouest de Jamestown, ont également été endommagées. Lorsque les vagues se calment, le mur extérieur de la James line est détruit et le glacis devant lui est impraticable. On ne déplore étonnamment que trois morts.


Quelle peut être la cause de ces rouleaux infernaux de Sainte-Hélène ? Il y a eu de nombreuses théories à leur sujet au cours des siècles. Ces rouleaux sont saisonniers, se produisant principalement aux mois d’octobre et de février, ce qui exclut des causes comme les tremblements de terre et les tsunamis, plus imprévisibles. Cleveland Abbe, affecté sur l’USS Pensacola sur l’île de l’Ascension lors d’une expédition scientifique américaine en 1890, a suggéré que ces rouleaux sont causés par de forts alizés et par la déviation des vagues qu’ils produisent sur de hauts fonds. En examinant les nombreuses théories, j’ai découvert un article des chercheurs J.M Vassie, P.L Woordworth et M.W Holt dans le Journal of Atmospheric and Ocean Technology, qui démontre l’origine des rouleaux. Etudiant les données recueillies par les marégraphes des îles de l’Ascension et de Sainte-Hélène après un tel événement le 26 octobre 1999, les auteurs de cette étude ont déterminé que les rouleaux avaient été causés par une houle océanique inhabituellement importante, générée par la traîne de l’ouragan Irène dans l’Atlantique Nord une semaine plus tôt. Cet ouragan était resté stationnaire pendant deux jours dans le centre de l’océan, ce qui avait permis la formation de puissantes lames de fond.

Si ces rouleaux sont causés par des tempêtes dans l’Atlantique Nord, nous nous sommes demandés s’il en avait été fait état en février 1846. Cela avait en effet dû être particulièrement violent compte tenu de la hauteur des vagues qui ont ensuite frappé Sainte-Hélène, les pires qui aient jamais été reportées. Les journaux de l’époque indiquent que le temps était particulièrement mauvais le long des côtes des Etats-Unis, et qu’un certain nombre de navires ont signalé avoir essuyé en mer de violents coups de vent.
Une histoire se démarque en particulier : le 4 février, le navire Brooklyn quitte New York pour Yerba Buena, qui sera rebaptisée San Francisco un an plus tard. Les journaux de New York ont rapporté que le navire transportait des « immigrants », il emportait plus précisément 235 mormons fuyant la persécution aux Etats-Unis. Ironiquement, au moment où le Brooklyn est arrivé sur la côte Ouest, le territoire avait été acheté au Mexique, de sorte que les passagers pensant fuir les Etats-Unis s’y sont de nouveau trouvés.

Environ quatre jours après avoir quitté le port, le navire a essuyé un terrible coup de vent qui a duré quatre jours du 8 au 12 février. Les passagers ont décrit des vagues « hautes comme des montagnes » se brisant sur les ponts, et ont déclaré avoir été « secoués comme des plumes dans un sac » sous les ponts. La mer était si agitée que les femmes et les enfants étaient attachés à leur couchette de nuit pour ne pas être jetés hors du lit. Même le capitaine du navire, Abel Richardson, a décrit la tempête comme « le pire coup de vent qu’il ait jamais connu depuis qu’il était capitaine d’un navire ». Quelques jours plus tard, le 15 février, ce qui pourrait être la même tempête a frappé la côte Est des Etats-Unis, entraînant à terre douze navires ou encore davantage sur les côtes du New Jersey et de New York, dont le paquebot John Minturn. On déplore des centaines de morts sur les navires perdus.
Bien que nous n’ayons pas de preuve définitive démontrant que cette tempête précise soit à l’origine des rouleaux frappant Sainte-Hélène le 17 février, sa localisation, sa longue durée, sa puissance et sa date la rendent assurément suspecte !
1 Le Royaume-Uni a aboli l’esclavage en 1833 et la Royal Navy fait preuve de zèle en faisant la chasse activement aux navires sous autres pavillons se livrant encore à ce commerce.
En couverture : vue de Jamestown dans les années 1840, Louis Le Breton (1818-1866).
Article d’origine sur le site du Mariner’s Museum and Park : https://www.marinersmuseum.org/2020/11/its-a-disaster-the-rollers-of-1846/
Pour en savoir plus :
An example of North Atlantic Deep-Ocean Swell Impacting Ascension and St. Helena Islands in the Central South Atlantic, Journal of Atmospheric and Ocean Technology, Volume 21, N°7, juillet 2004, pp.1095-1103 (https: //journals.ametsoc.org/jtech/article/21/7/1095/2606/An-Example-of-North-Atlantic-Deep-Ocean-Swell)
HANSEN Lorin K., Voyage of the Brooklyn (https://www.dialoguejournal.com/wp-content/uploads/sbi/articles/Dialogue_V21N03_49.pdf)
JACKSON E.L., The historic island from its discovery to the present date, 1905 (https://catalog.hathitrust.org/Record/001872661)
Fort et batteries de Sainte-Hélène, installations militaires défensives (http://sainthelenaisland.info/forts.htm)
Une réponse à “Un désastre ! Les rouleaux de 1846 à Sainte-Hélène”
Sidérant ! La Nature est imprévisible.
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