Alban Lannéhoa
L’essor du transport maritime au début du XIXe siècle va généraliser une difficulté rencontrée par les marins de toutes nationalités depuis la plus grande Antiquité : le mal de mer dont souffrent les passagers dès que la houle vient secouer le bâtiment par mer un tant soit peu formée. Nous proposons de revenir sur les solutions parfois extravagantes qui ont pu être proposées au cours du siècle industriel pour lutter contre ce phénomène indésirable.
Les conditions de vie sont déjà désastreuses du temps du transport à la voile pour les migrants européens prenant place en masse au début du XIXe siècle sur les navires à destination des Etats-Unis puis de l’Amérique du Sud ou de l’Australie, et qui ne sont pas habitués aux voyages en mer. Les passagers s’entassent en grand nombre dans des entreponts exigus pour rentabiliser le trajet, dans des logements souvent malsains ou qui le sont rendus par les conditions de la traversée. Par forte mer, les écoutilles constituant la seule ventilation sont fermées et le mal de mer dont sont victimes les migrants ne fait qu’empirer l’insalubrité des ponts surchargés où règnent vite le typhus et la dysenterie. Cette situation sanitaire préoccupante conduira les Etats-Unis à légiférer à travers le Steerage Act du 2 mars 1819 pour tenter d’améliorer les conditions du voyage transatlantique : on ne doit pas embarquer plus de deux passagers pour 5 tonnes de poids du navire, et l’on doit disposer d’un minimum de 60 gallons d’eau et de 100 livres de biscuit sain par passager. Des amendes sévères sont prévues pour les navires contrevenants, mais ces dispositions ne s’appliquent qu’aux bâtiment battant pavillon américain ou quittant les ports des Etats-Unis, et non à ceux venant d’Europe. La portée de cette réglementation reste donc très limitée…

Le Carriage of Passengers Act de 1855 sera plus ambitieux : le nombre de passagers est cette fois limité selon l’espace disponible et non plus selon le tonnage global du navire : on peut embarquer un passager pour 18 pieds carrés d’espace libre (non encombré par le fret), l’installation de dispositifs de ventilation pour les entreponts est rendue obligatoire, et l’on doit disposer d’une salle de bain pour 100 passagers, ce qui est à l’époque considéré comme une avancée majeure ! Ces dispositions doivent s’appliquer non seulement aux navires au départ des Etats-Unis mais également à ceux y parvenant. Mais en aucun cas cet effort de réglementation ne pourra régler un problème physique élémentaire venant empoisonner les conditions de vie des passagers : le roulis, mouvement de balancement latéral du navire sous l’effet de la houle qui est pour beaucoup l’origine principale du fameux mal de mer. Ce roulis reste pourtant relativement limité sur les voiliers, qui s’appuient d’un bord sur leur voilure.
Les choses ne vont faire qu’empirer avec l’introduction progressive de la vapeur, grande innovation du XIXe siècle. Quelques décennies seulement après les premières expérimentations de ce nouveau mode de propulsion, on lance les premiers navires à vapeur militaires puis de transport civil. Les paquebots à vapeur vont révolutionner le monde des transports maritimes. Ce sera d’abord pour de courts trajets comme la traversée de la Manche de Calais à Douvres ou de Dieppe à Brighton, puis la vapeur devient à partir des années 1850 une alternative intéressante pour les plus longues croisières, jusqu’en Australie. Mais demeure un problème de taille : la mauvaise tenue à la mer de ces navires. On ne bénéficie plus sur un bâtiment à vapeur de l’effet salvateur de la voilure, préservant encore quelque peu l’estomac des passagers.
Sur les navires militaires, cette instabilité par mer formée conjuguée à l’espace qu’occupent les roues à aubes sur les flancs, limite de surcroit très fortement le potentiel de combat des premières frégates mixtes, qui ne sont pas plus puissamment armées qu’une ancienne corvette à voiles. Les roues à aubes, dont le rendement est très largement amoindri par le roulis, sont également particulièrement exposées et vulnérables, sans compter le désagrément pour les équipages, toutefois plus amarinés que les passagers des bâtiments de commerce.


Les bâtiments militaires tireront bientôt profit d’une nouvelle innovation : l’hélice. Cette dernière n’est pas exempte de défaut mais se montre plus efficace en haute mer. On règle ainsi le problème de l’espace disponible pour la batterie, mais pas du roulis. Pour les navires civils le problème reste entier : nul besoin de libérer de la place pour de l’armement, on en restera plus longtemps à la formule des roues à aubes, instables mais moins complexes techniquement. On évite ainsi l’installation d’un arbre d’hélice traversant longitudinalement la moitié du navire, et d’avoir à en assurer l’étanchéité à son aboutissement sous la flottaison. Les passagers semblent être condamnés à subir indéfiniment les affres du mal de mer.

Sur les longues distances à destination de l’hémisphère Sud, les passagers sont d’autant plus incommodés au cours des longues traversées que les capitaines de navires cherchent à optimiser le temps de trajet en suivant une route orthodromique décrivant un arc de grand cercle passant très au Sud sous les fameux « quarantièmes rugissants ». Le journal d’Ally Heathcote, passagère sur le SS Northumberland parti de l’Angleterre et à destination de Melbourne en 1874, exprime bien les pénibles conditions de cette traversée :
Notre bon navire roule d’une manière affreuse, à chaque repas nous devons nous accrocher aux tables et aux sièges et empêcher nos tasses d’errer partout dans la cabine. Pendant la nuit, nous avons été constamment en mouvement d’un côté puis de l’autre.

Museums Victoria.

The Graphic, 30 novembre 1872.
Il n’existe malheureusement pas de solutions miracles pour combattre le mal de mer dans de semblables conditions. On se contente de suggérer de prendre une légère collation avant d’embarquer, de prendre un grog et de se serrer la ceinture ou de se sangler l’abdomen ! Solutions bien rudimentaires qui, on le conçoit bien, ne sont d’aucune utilité pour une traversée de plus d’un ou deux jours. On suggèrera encore aux dames de rester allongées pendant le voyage, tandis que les hommes considérés plus résistants, ou voulant se montrer comme tels, restent sur le pont, tentant de suivre les mouvements du navire en gardant le regard porté sur l’horizon.
On aura encore l’idée plus inspirée d’installer des balancelles pour les passagers, suivant la même logique que celle ayant conduit à l’adoption du hamac pour le repos des équipages de navires civils et militaires : l’utilisation de ces hamacs, placés dans l’axe longitudinal du navire, ne répond pas uniquement à un objectif de gain de place, mais a également pour effet de contrer les effets du roulis. Les balancelles auront une efficacité certaines, mais ne se prêtent qu’à des voyages d’agrément ou sur de courtes distances, pour la traversée de la Manche par exemple. Elles restent totalement inappropriées pour de plus longues traversées et pour un nombre conséquent de passagers, et ne sont de plus utiles que par une houle modérée, susceptibles dans le cas contraire d’amplifier les mouvements latéraux par mer très formée.


Des solutions plus appropriées restent encore à imaginer. La première va être suggérée par le Captain Dicey, œuvrant au profit de l’English Channel Steamship Company pour le service de la ligne de Douvres à Calais. Il s’agit d’un concept innovant de catamaran à roues à aubes d’une longueur de 90 mètres, constitué d’une plateforme pouvant accueillir 700 passagers et reposant sur deux coques de 8 mètres de largeur chacune, encadrant les roues. Pourvu de deux machines de 140 chevaux, le bâtiment est totalement symétrique avec une passerelle sur l’avant et sur l’arrière de façon à ne pas avoir à retourner le navire à Calais avant le trajet retour vers l’Angleterre. Ce qui implique de pouvoir actionner les roues à aube dans les deux sens avec la même puissance. Baptisé PS Castalia, le bâtiment est construit par la Thames Ironworks and Shipbuilding Company à Leamouth sur la Tamise, et lancé le 2 juin 1874.


Le PS Castalia débute ses essais au mois d’octobre 1874. Ces derniers vont être décevants, la vitesse s’avérant moindre qu’espérée. Les machines et roues à aubes sont remplacées en 1875 dans l’espoir d’améliorer les performances du navire, qui effectue un premier voyage commercial de Douvres à Calais le 21 juillet 1875. Ces modifications n’auront malheureusement pas d’effet : le Castalia atteint péniblement 11 nœuds et se montre très inconstant dans ses traversées de la Manche, bien en peine pour garantir la correspondance avec le train pour ses passagers. On surnomme bientôt l’imposant navire « la tortue du détroit ». Rapidement abandonné, le Castalia sera transformé en ponton et employé comme navire hôpital à compter de 1883.

Un autre ingénieur britannique, Henry Bessemer (1813-1898), va proposer à la même période une autre solution qui semble particulièrement fantaisiste : un navire pourvu d’un compartiment central à même de pivoter latéralement, indépendamment du reste du bâtiment, de manière à compenser le roulis.
L’idée semble totalement invraisemblable mais le projet est mûrement réfléchi. Bessemer a été victime du mal de mer au cours d’une traversée de Calais à Douvres en 1868 et a déposé dès l’année suivante un brevet pour ce système. Il est alors prévu que le compartiment hémisphérique repose sur des essieux latéraux, et soit lourdement lesté par un contrepoids lui permettant de rester horizontal en toutes circonstances. Des expérimentations réalisées sur un modèle réduit de 6 mètres de diamètre vont toutefois démontrer que ce système n’est pas le plus avantageux, le lest lui-même étant susceptible d’être entraîné par résonnance mécanique dans un mouvement non maîtrisé et générer finalement plus de désagrément aux passagers que le roulis du navire.

Bessemer s’oriente dès lors vers une formule légèrement différente : un compartiment allongé en demi cylindre, non plus lesté mais manœuvré par un matelot actionnant un système hydraulique pour gérer l’inclinaison. L’ingénieur s’associe à l’architecte naval Edward James Reed pour concevoir le navire à Greenwich. Outre l’innovation technologique, on dépense sans compter pour l’ornementation du navire qui doit être une démonstration éclatante du génie industriel de son concepteur : cloisons en chêne sculpté, panneaux dorés et grandes fresques latérales, colonnes en spirales. Lancé le 24 septembre 1874, le navire est baptisé SS Bessemer, du nom de son concepteur.

dans la conception du salon.

Le bâtiment est prêt pour un voyage inaugural en mars 1875. La traversée semble avoir donné toute satisfaction pour les passagers profitant du luxueux salon, mais le voyage s’achève par un accident : trop peu manœuvrable, le navire entre piteusement en collision avec le quai dans le port de Calais après deux tentatives d’accostage avortées. Il n’en fallait pas plus pour décrédibiliser ce projet manifestement déraisonnable qui restera sans lendemain. Le navire ne sera plus employé et sera condamné à la ferraille en 1879.


On verra encore aboutir une proposition originale près de vingt ans plus tard, à l’initiative du français Ernest Bazin (1826-1898) qui dépose le 15 juin 1892 un brevet pour un « navire rouleur ». Ce curieux bâtiment expérimental est constitué d’une plateforme de 39 mètres de long montée sur six énormes roues creuses de 10 mètres de diamètre agissant comme des flotteurs, mues par plusieurs moteurs. Conçu pour emporter 100 passagers, le navire doit ainsi littéralement rouler sur les flots comme les premières automobiles le font sur terre à la même époque.

Lancé sur la Seine le 19 août 1896, le navire débute ses essais au Havre en 1897 sous les yeux intrigués du public et de la presse tant française que britannique. L’équipage se montre enthousiaste, vantant les qualités nautiques du navire : « la stabilité a été si absolue que nous aurions pu facilement faire une partie de billard sur le pont sans être gênés ». La suite des essais contredira ces affirmations hâtives : le bâtiment est moins stable par mer formée, les flotteurs sont trop immergés pour garantir une marche efficace et le navire est bien peu manœuvrant. On devrait faire appel à deux reprises à un remorqueur pour venir en aide au curieux bâtiment, qui s’avère être un nouvel échec après les tentatives de Dicey et Bessemer.

On semble avoir épuisé les solutions mécaniques pour lutter contre le mal de mer. Restent les progrès de la médecine : en 1881, le médecin américain John Arthur Irwin (1853-1912) publie des travaux soulignant le conflit sensoriel à l’origine de ce que l’on appelle désormais le « mal des transports », montrant que la « faculté d’équilibre » est affectée par le conflit entre les perceptions de l’œil et de l’oreille interne. L’année suivante, un autre chercheur américain, William James (1842-1910), appuie ces travaux en montrant que les sourds-muets sont résistants au mal de mer.
Les traitements envisagés sont pour autant encore rudimentaires et leur efficacité n’est pas démontrée. On n’envisage alors que l’utilisation de chloroforme, de bromure ou d’alcaloïdes de belladone, qui sont tous des substances sédatives et psychotropes, aux effets somnifères ou hallucinogènes. Ce sont là des traitements pour le moins disproportionnés et au sujet desquels le corps médical se montre pour le moins désuni.
Il faudra attendre les années 1940 pour voir l’expérimentation de traitements plus adaptés. On teste avec un certain succès en 1948 le diménhydrinate, qui devient dès lors un médicament suggéré pour les embarquements, tout comme la diphénhydramine, qui constitue la base d’autres médicaments indiqués de nos jours contre le mal de mer. Mis à par les cas les plus extrêmes pour lesquels l’homme reste bien démuni, c’est finalement la voie de la médecine qui aura permis de dompter le mal de mer, au détriment d’expériences technologiques parfaitement improbables mais illustrant à merveille le potentiel d’innovation du XIXe siècle.
En couverture : Le mal de mer sur une corvette, tableau de François Auguste Biard.
Pour aller plus loin :
NAVAILLES Jean-Pierre, « Les affres de la traversée au XIX siècle », dans La Traversée France-Angleterre du Moyen-Âge à nos jours, 2009, P.71-79
Une réponse à “Combattre le mal de mer”
Merci pour cet excellent article ! Marin d’un jour marin toujours !
Je suis plus ou moins sensible au mal de mer !
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