Embarquez sur un bâtiment de la Marine Nationale à la fin du XIXe siècle ! Nous vous proposons cette restitution d’une série d’articles par un auteur resté anonyme et publiés de 1891 à 1893 dans les colonnes du Monde Illustré, magnifiquement illustrés par le peintre Léon Couturier (1842-1935). Découvrez dans cette première partie l’atmosphère unique à bord d’un bâtiment de combat aux premières heures du jour.
Jamais peut-être en notre beau pays de France, où bien des gens encore meurent sans avoir vu la mer, on ne s’est tant préoccupé de la marine et des marins. Pas un journal, de ceux que l’on nomme sérieux, qui ne consacre au moins un article par semaine à des plans de réformes maritimes, à des essais de tactique navale, à des conseils sur les nouveaux navires de combat. Dans le genre roman, maint auteur a écrit ses plus belles pages sur cette gent vagabonde qui vit sur les flots et qui, pour que la rime, le cas échéant, se soit trouvée, se nomme matelots. Enfin voilà les peintres à leur tour entichés du col bleu de nos marins ; mais ceux qui me peignent cet éternel col bleu et ne voient pas le marin sans cette étiquette le connaissent bien peu.
Le bon mathurin, ainsi que s’intitule lui-même le matelot, est plus souvent vêtu de toile grise : en bleu, c’est un monsieur qui se repose : en gris, c’est un gars qui travaille, de la pomme du mât au fond de la cale. C’est bien ainsi que l’a compris et l’a rendu mon ami Léon Coutier : rappelez-vous cette toile du dernier Salon intitulée : Au Cabestan ! Ah ! Les braves gens ! Comme ils virent, comme ils tournent, comme ils souquent, pour employer cet énergique mot de la langue des gens de mer qui signifie donner toute sa force ! Oui, voilà de vrais marins qui ont trouvé leur vrai peintre.

L’imagination n’a rien à voir en cette affaire : sous les cieux étincelants des tropiques ou par les temps gris de l’Atlantique Nord, sentant sous ses pieds se mouvoir le sol de la patrie, représentée par ce navire qui en porte les radieuses couleurs, le Mathurin mène toujours la même vie de fatigue et de dévouement, vie si simple quant à l’emploi des heures, toujours réglé d’avance, si grand quant aux dangers courus, si humble surtout et si dure pourtant, cette vie qui prend l’homme au sortir de l’enfance, l’accapare en sa virilité, l’emporte, l’use et le ramène au hameau paternel, hâlé, ridé, la barbe et les cheveux blanchis comme par l’écume des flots. Souvent, de ces voyages lointains, il ne rapporte que quelques vagues souvenirs de ciels toujours bleus, de pays toujours verts, ou bien de rudes tempêtes la nuit où on se colletait avec les lames, où on luttait avec l’insaisissable vent hurleur. Mais ce qui ne sort plus de sa mémoire, c’est le train-train journalier du bord, le réveil, le lavage du pont, les repas, les exercices, et plus d’un, pendant ses années de retraite, tient sa maison comme un navire, avec un cahier de service bien réglé. C’est ce cahier de service que Couturier se propose de donner heure par heure en des croquis que j’ai consenti à faire suivre de quelques lignes explicatives, à mon avis bien inutiles.

Le navire est à l’ancre en quelque rade tranquille : il fait encore nuit. Dans la batterie, presque à toucher les poutres, les baux, qui supportent le pont supérieur, sont suspendues de longues files de hamacs. La lueur mourante des bougies enfermées en de gigantesques fanaux de cuivre éclaire vaguement le dessous de ces toiles bombées et, de loin en loin, un pied ou une main pendant au dehors. Ce sont presque tous de jeunes hommes qui dorment là, et leur sommeil est profond… et les factionnaires, près des fanaux, restent en des poses immobiles, dans ce grand silence endormeur. Tout à coup, un peu avant cinq heures, exactement à 4 heures 50, la sonnerie des clairons éclate dans la batterie. Alerte et joyeuse comme un chant d’alouette, cette voix matinale vient chasser le sommeil, et déjà au-dessus des hamacs maint homme comme un ressort a dressé sa tête. Mais voilà que le tambour se met de la partie : après un roulement magistral, il vient appuyer les appels des clairons qui, précipitant leur mesure, harcèlent les retardataires… Et quand la diane s’est tue, c’est un brouhaha intense de tous côtés : les gens qui sautent sur le pont, les hamacs qu’on décroche et dont les anneaux tintent aux crocs, les bâillements sonores des paresseux encore mi-endormis, les facéties et les rires des gouailleurs, et par-dessus tout cela, les : Debout ! Debout ! des caporaux et sergents d’armes qui courent dans tous les sens, enjambant les hamacs maintenant étendus sur le pont et roulés par leurs propriétaires. Ah ! le mot branle-bas est bien choisi pour peindre cette cohue vivante et bruyante succédant au grand calme de la nuit. Mais les clairons sont impatients : les voilà qui enlèvent une marche pressante et chaque matelot, son hamac roulé sur l’épaule, grimpe l’échelle qui conduit sur le pont supérieur. Là, de chaque côté du navire, dressant leurs silhouettes mouvantes sur le ciel que l’aube emplit de sa pâleur, se tiennent des gabiers les jambes perdues dans de longues caisses qui forment comme une muraille sur les flancs du bâtiment et que l’on nomme bastingages. Et, saisissant les hamacs que leurs tendent les hommes qui comme un flot ne cessent de monter des profondeurs du navire, les gabiers les rangent proprement dans lesdits bastingages, de sorte que pendant le jour, si le temps le permet, les hamacs découverts resteront ainsi exposés au grand air, à ce grand air salin qui fait les poitrines solides et dont le souffle vivifiant laisse la santé dans les lits des toiles des marins.


Et voilà la première besogne du jour accomplie, le plus souvent à la clarté mourante des étoiles, devançant ainsi le soleil, ce paresseux qui, sauf en été, ne se décide que bien après à monter aussi aux bastingages sous forme de rayons d’or et de pourpre. Après avoir terminé leur besogne aux bastingages, les gabiers en descendent et vont sur le pont se mêler aux autres hommes qui, par groupes, semblent attendre quelque chose, un quelque chose dont les rend plus impatients encore l’air matinal, cet apéritif sans rival.
Voilà que cinq heures sont piquées (c’est l’expression maritime) par un coup double sur la cloche du bord et l’officier de quart commande : « Les sifflets ! ». Alors, de tous les coins du pont, comme une réponse, partent des notes aiguës. « Nous voilà ! » semblent dire le maître d’équipage, les seconds maîtres et quartiers-maîtres de manœuvre, par l’organe de leurs instruments, ces sifflets métalliques si utiles à bord et dont la voix perçante peut porter les ordres jusqu’au bout des mâts à travers le mugissement du vent et le fracas des lames. Aussi variées que peuvent l’exiger les besoins de la manœuvre, leur langue est en même temps pleine d’expression, et il faut entendre de quel roulement joyeux, de quels trilles à rendre jaloux un rossignol, les sifflets accompagnent le commandement de « déjeuner » fait immédiatement après par l’officier de quart, tandis que les échelles résonnent sous les pas des hommes descendant en avalanche dans les batteries.
Suivons-les ; les sabords ont été ouverts et par leurs larges bords, d’où monte le bruissement de l’eau contre le bord, s’allongent les volées des canons qui, dans la pénombre, semblent d’énormes bêtes enchaînées. Entre chaque pièce, l’équipage se dissémine par groupes égaux. Chaque groupe forme un plat, et à chaque plat, debout contre un affût ou accroupis, les hommes entourent une gamelle pleine de café, un café blond et fumant sur lequel nagent des morceaux de biscuit qu’ils picorent et croquent à belles dents. Un d’entre eux tient en main le bidon contenant du tafia (que les marins nomment rac de cambuse) et verse à chacun une petite mesure, un boujaron, du précieux liquide qui va les réchauffer, leur passer un peu de ce soleil des Antilles dont les rayons l’ont engendré. Car il a bouillonné sous forme de sève dans les veines des cannes à sucre, sur la pente des Mornes verdoyant, avant de venir habiter les flancs du navire, avant de passer dans cette cambuse (de là son nom), où règne le commis aux vivres, et où un distributeur l’a, mesure par mesure, versé dans les bidons, sous l’œil de lynx d’une commission formée de membres de l’équipage. Ah ! C’est qu’il est soupçonneux, l’équipage ! Il prétend que le distributeur a un pouce énorme et, comme pour tenir la mesure, il a soin d’y enfoncer ce pouce monstrueux, on devine… « Ce n’est point que ce soit sale, mais ça tient de la place » dit un Auvergnat dans je ne sais quel conte, et tous les hommes de l’équipage sont du même avis… Je suis sûr que ceux si pittoresquement croqués par Couturier ne causaient point d’autre chose, et peut-être en causeraient-ils encore, si un roulement de tambour n’était venu les interrompre, car tout prend fin ici-bas et, plus vite encore que tout, la demi-heure consacrée au repas…

Le déjeuner, il est fini.
Attrape à bien laver le pont et la batterie !
Dit une vieille chanson bien connue des marins ; et, de fait, le rappel des tambours résonnant sur le pont et dans les batteries envoie chacun à son poste de lavage. Mais, en général, on commence par la propreté corporelle. Des bailles pleines d’eau douce, denrée toujours précieuse à bord d’un bâtiment, sont disposées un peu partout, et autour de chacune, se pressent les hommes qui lestement se déshabillent ; à l’écart, chaque gradé, ô trop heureux privilégié, a son seau pour lui tout seul. En un clin d’œil, vareuses, chemises et tricots, volent par-dessus les épaules, on ne voit plus que torses nus, tout juste un pantalon autour des reins, bien relevé sur les jambes ; et le savon, l’honnête savon de Marseille, de frotter jusqu’au sang les cous et les poitrines brunis, les échines, d’où saillent de gros muscles carrés, les bras nerveux où les veines se croisent, les larges mains que toute l’eau du monde ne dérouillerait pas de leur hâle. Cela fait plaisir, cela réconforte de voir tous ces gaillards sains et forts ; dans tous ces corps que la mer endurcit, on devine qu’un sang généreux coule, le sang des vieux marins, ces héros des guerres passées, qui si souvent l’ont répandu, abondant et superbe, pour que le pavillon pût flotter haut et fier au sommet des mâts.

Toute la France est là avec ses types si divers ; le Breton, trapu, noiraud, et le Normand, au poil roux, à la peau blanche, le lourd Flamand, taillé à coups de hache, et le Basque, élancé et nerveux, le Provençal, souple et rieur, et le Corse, barbu et taciturne ; tous, même le Franc-Comtois, rude et batailleur, même l’homme du Centre venu pour son sort et qui balance de larges épaules, même le Parisien gouailleur, ordinairement engagé volontaire, le plus mauvais et le meilleur du bord, suivant le cas. Et quand on les a vus, la peau nue, sans un frisson, par le froid matinal, étalant sous le jour qui pointe leurs robustes musculatures, on est fier de songer que la patrie a encore de tels mâles pour la défendre !
Quiconque visite un bâtiment de guerre est frappé de la méticuleuse propreté qui y règne ; partout les cuivres reluisent, les surfaces recouvertes de peinture semblent vernies à neuf, et l’œil est particulièrement étonné de la blancheur des ponts. Cependant, à bord des grands navires, des centaines d’hommes circulent du matin au soir sur ces planchers de sapin qui divisent le bâtiment en autant d’étages, et il faut, pour entretenir leur éblouissante propreté, les laver chaque jour à grande eau. Comme l’eau dont on se sert est tout simplement puisée à la mer, le long du bord, on conçoit que, par les matinées d’hiver, cette prosaïque opération du lavage puisse devenir des plus pénibles. On considère alors qu’elle concourt avec les autres exercices du bord pour endurcir les hommes et les préparer aux rudes corvées, si fréquentes dans leur métier ; et vraiment par suite de l’habitude, nos marins se cuirassent si fort contre la bise et l’eau glacées qu’il faut de bien grands froids pour qu’on supprime le lavage.
A ce sujet je ne puis me retenir de citer l’opinion d’un étranger, bon juge en la
matière : il s’agit d’un officier suédois qui, comme nombre de ses collègues des marines suédoise, norvégienne et danoise, faisait un stage à bord de nos navires. Etant de quart un matin sur un croiseur français, dans les parages du Kamtchatka, le froid lui parut à lui, homme du Nord, tellement dur qu’il fit demander au commandant en second à ne pas rappeler au lavage. On lui répondit qu’il n’y avait pas lieu de déroger aux règles habituelles de propreté, et le Suédois fut émerveillé devoir qu’aucun homme du bord ne bouda à la besogne et que tous lavèrent le pont avec leur zèle accoutumé. En me contant ce fait il se servit pour louer nos marins d’expressions tellement enthousiastes que je n’ose les citer, me bornant à dire avec quelle conviction il m’assura qu’on eût difficilement trouvé dans une autre marine que la nôtre, cette bonne volonté et cet entrain en de semblables circonstances.

Mais revenons à tous ces braves gens que nous avons laissés demi-nus en pleine propreté corporelle ; celle-ci, qui dure dix minutes, est bientôt close par les cris de chavirez les bailles ! suivis de coups de sifflet brefs et impérieux. En un clin d’œil bailles et seaux sont renversés sur le pont qui se marbre de larges plaques d’eau savonneuse, et les mathurins, se rhabillant à la hâte, courent de tous côtés pour s’équiper en vue du grand nettoyage du navire. Attrape à laver ! attrape à laver ! Les uns se montrent munis de balais, sortes de petits fagots faits de menus branchages, d’autres balancent de massifs seaux de bois à anse de corde, d’autres mettent en branle les bringuebales des pompes, pendant que des gradés, soit avec des seaux, soit avec la main, sèment sur le pont des poignées de sable fin.
Voilà que les pompes se mettent à fonctionner, crachant à flots dans des bailles où les hommes munis de seaux viennent les remplir, les portant par un rapide va-et-vient à des gradés qui, d’un coup de main sec, en un geste de faucheur, vous envoient l’eau s’étaler sur le pont en nappes toutes frisées, toutes crépitantes d’écume et de sable roulé. Lors, se courbant sur cette boue liquide, les gens aux balais, en groupes de trois ou de quatre, alignés, marchant à reculons, frottent en zigzazg, par un
mouvement cadencé et mécanique, le pont qui grince sous le sable et les égratignures du bois.

Et, au milieu de toute cette agitation, devant, derrière, partout, l’œil aux moindres détails, un homme se promène, les mollets musclés, les jambes arquées, les épaules carrées, généralement barbu jusqu’aux yeux, une énorme chique gonflant la joue, le sifflet en main, pressant, grondant, apostrophant, mettant plus de quatre fois la main à la pâte, l’âme, en un mot, de toute cette cohue.
C’est le maître de manœuvre, un de ces types qui se modifient le plus à l’heure actuelle, qui tend presque à disparaître, un survivant de la marine à voile. Brave maître ! Ce fut, il y a quelque vingt ans, un vaillant gabier vivant au grand air dans la mâture et par les grands roulis, posé comme un goéland au bout des mâts ou des vergues, entre le ciel et la mer. Et de ne plus voir les belles voiles gonflées de brise, de ne plus entendre les claquements de la toile quand un grain chargeait le navire, le maître de manœuvre est plein d’ennui ; ces sombres machines de fer qui sont les vaisseaux d’aujourd’hui, ces tours pleines de canons qui ont remplacé les mâts d’antan, tout cela l’attriste et lui fait mélancoliquement hocher la tête…
Seul, le lavage chaque matin peut lui rappeler le bon vieux temps, et c’est avec passion qu’il le dirige et qu’il l’ordonne… Ah ! il y a de la besogne pour tout le monde et nul ne sait comme le maître répartir les hommes, nul ne veille mieux à ce que tous travaillent et ne houspille comme lui les flâneurs, les ceusses, dit-il, qui sont dans les coins à se curer les dents avec leurs balais… Nul surtout n’est plus expert que lui à faire de la belle ouvrage sans trop gaspiller le sable, le sable fin et blanc qu’il est allé lui-même chercher avec la chaloupe sur une plage choisie de Bretagne ou de Provence,
au pied de quelque colline embroussaillée qui lui a fourni ces balais touffus, ces beaux balais dont il est presque aussi avare que des cordages goudronnés entassés dans ses soutes.
Mais, tandis que je vous présente, dans le cadre qui lui convient, ce vieux et consciencieux serviteur, le lavage entre dans une nouvelle phase : sous un déluge d’eau, entraînant avec lui toutes les impuretés, le sable a disparu par les dalots, sortes d’ouvertures pratiquées sur les flancs du navire, au ras du pont. Celui-ci, bien frotté, bien briqué, comme disent les marins, n’a plus qu’à être essardé, c’est-à-dire asséché. C’est la besogne des fauberts : imaginez des faisceaux de menus cordages réunis en forme de balais, chacun se terminant à sa partie supérieure par une anse de corde. Il en est de petits qu’un homme, d’une main, promène dans les moindres coins ; il en est d’immenses que l’on manie des deux bras et qui tombent sur les planches en s’étalant avec de gros flicflacs. Le pont est de la sorte bientôt débarrassé de la petite couche d’eau qui le recouvrait et, pour parfaire cette propreté, il suffit qu’un rayon de soleil le caresse par là-dessus, ou bien, en hiver, qu’une brise de Nord l’évente de son asséchante haleine.

Ainsi, chaque matin se déroulent les péripéties du lavage sous l’œil de l’officier de quart qui, nu-pieds ou en galoches et vêtu d’un vieux caban au collet relevé, arpente le pont dans une tenue tout à fait dans la note générale de cette scène, pleine de laisser-aller et grouillante d’une si pittoresque animation dans son désordre apparent.
Si en hiver le matelot supporte stoïquement et même avec bonne humeur la corvée du lavage, si en été il y barbote avec plaisir, en toute saison c’est avec passion qu’il se livre aux délices du fourbissage, opération qu’annonce un long roulement de tambour, aussitôt après les derniers coups de faubert. Il s’agit maintenant de faire reluire tous ces cuivres qu’a ternis de son souffle l’air humide de la nuit et, dans une tonalité moins éclatante mais plus militaire peut-être, de faire miroiter les aciers et les fers. C’est qu’il n’en manque pas sur un navire. Aussi, tout matelot du bord a-t-il le soin d’une portion de ce matériel, dont il est responsable comme un soldat l’est de la propreté de son arme. Chacun d’eux possède un petit paquet de tripoli, des chiffons, et reçoit sur un petit tampon quelques gouttes d’huile de lin qu’un gradé lui mesure parcimonieusement.

Alors, de tous côtés, on les voit, debout ou accroupis, à leur affaire. Après le mouvement et le brouhaha du lavage, c’est une petite besogne tranquille où l’homme est stationnaire. Les gabiers sont au pied des mâts… Sont-ce des mâts, encore, ces longs cylindres en acier, qui portent en encorbellement des sortes de tours d’où saillent les menaces des canons à tir rapide ? Oui, parfois encore ce sont des mâts : quelque vague voile-goélette monte comme une chenille blanche à l’arrière du tube métallique ; quelques cordages, quand il vente, claquent encore aux alentours et sur le pont ; quelques poulies mélancoliques, souvent veuves de filin, dansent autour du seigneur mât, le long d’une barre de fer contournée après laquelle s’acharnent les gabiers, frottant aussi avec ardeur ces sortes d’arrêts mobiles en acier qui servent à tourner les manœuvres et que l’on nomme cabillots… Pauvres gabiers !
Plus heureux sont les timoniers ; ils ont le luxe des cuivres d’armement : dômes élégants, façonnés en courbes harmonieuses au-dessus des panneaux qui mènent aux logements du commandant et des officiers ; habitacles et forme de coupoles byzantines des compas, nom que les marins donnent aux boussoles ; garnitures multiples des claires-voies, sortes de fenêtres horizontales en verre qui permettent au jour de pénétrer dans les étages inférieurs.
Il y a aussi la jolie besogne pour les fusiliers ; Couturier vous en montre un occupé à fourbir un canon-revolver ; du bronze, de l’acier, un beau piège bien compris pour attirer et faire danser les rayons du soleil.

Mais les rois du fourbissage, ce sont les canonniers ! La pièce a tout pour elle, la matière, la masse, la surface, et il faut voir l’heureux possesseur de la bête d’acier ! Comme il la bouchonne, comme il la caresse ! De loin, cela éclate comme un soleil ; de près, chaque détail semble sortir des mains d’un joaillier. La volée brunie et cirée semble en palissandre ; à la culasse, ceinte d’un anneau de cuivre étincelant, brille toute une tranche d’acier presque aussi claire que de l’argent ; en argent aussi paraissent les pitons qui sortent des parois laquées de blanc de l’affût et des crocs des murailles. Aussi, sur le pont, tout pâlit autour d’un canon et dans la batterie emplie d’ombre et de fraîcheur, chaque pièce, comme en eau-forte de Rembrandt, s’irradie de toute la lumière qui vient des sabords.
Tant de choses dans le fourbissage, dira-t-on ? Et oui, c’est la gaîté du bord, la joie des gens, le bonheur du matelot qui veut que sa maison flottante soit belle et reluisante, qui est fier d’elle comme la bonne ménagère l’est de son intérieur. Le marin aime la patrie, mais tous les jours ne sont pas jours de bataille, et puisque tous les jours on n’a pas l’occasion de se faire tuer pour elle, comment mieux occuper ses loisirs qu’à embellir et pomponner cette demeure vagabonde qui pour lui est toute la France et que l’on veut, là-bas à l’étranger, montrer claire et gaie comme son pavillon. Puis, c’est une heure tranquille que celle du fourbissage, elle permet au Méridional de fredonner doucement quelque chanson préférée, ordinairement une romance bien sentimentale, et tout en frottant, le Breton se laisse aller à la rêverie qui lui est particulièrement chère, à celle qui le ramène au pays embrumé, au vieux et mélancolique armoricain dont Brizeux a si bien chanté le granit et les chênes.
Cependant, l’heure s’avance, les maîtres circulent, chacun dans son domaine, activant, pressant les retardataires et tout d’un coup une sonnerie sautillante des clairons et des tambours se fait entendre, indiquant la fin de la propreté du navire ; c’est la breloque, à la suite de laquelle l’équipage, par bordée, c’est-à-dire par moitié, va prendre la tenue de jour, variable suivant la saison et le climat. Partout dans le bâtiment croissent la presse et le mouvement. Les parties jusque-là silencieuses s’animent ; ce sont les régions où habitent les officiers. Dans leur carré, désert il n’y a qu’un instant, plusieurs sont déjà réunis. Les uns déjeunent ordinairement de café noir, sur un coin de la grande table ; si les canots qui vont aux provisions de grand matin ont, de terre, rapporté des journaux récents, l’officier, impatient de nouvelles, les feuillette, cherchant surtout ce qui intéresse la marine, les promotions, les armements nouveaux, les commandements… Puis, c’est un timonier qui entre : « Capitaine, il est huit heures moins cinq ! » dit-il à un officier dont la tenue absolument correcte et le ceinturon déjà bouclé indiquent qu’à huit heures il ira remplacer au quart, sur le pont, le camarade dont nous avons esquissé la silhouette pendant le lavage.

Tous ces petits détails se renouvellent chaque matin dans la pièce bien simple qui sert à la fois de salon et de salle à manger aux officiers : des murs blancs qu’ornent ça et là quelques cadres, des coussins recouverts de damas rouge, une bibliothèque, un buffet, un grand tapis vert sombre sur le coin de la table… et pour rappeler en quel lieu on se trouve, sur quelle machine de guerre on vit, une sorte de canon s’allongeant par l’ouverture d’un s’abord : c’est un tube lance-torpille, un de ces engins d’où, pendant le combat, sortiront ces longs poissons d’acier, terreur de ces monstrueuses et formidables masses noires et hérissées de canons que la mer commence à trouver lourdes, de ces Léviathans grondants et fumants que sont les vaisseaux d’aujourd’hui.
Quand un bâtiment est mouillé sur une rade, ses communications avec la terre s’effectuent au moyen d’embarcations diverses. Chacune d’elles est alors manœuvrée par un certain nombre d’hommes, désignés d’avance et qui composent ce qu’on appelle son armement. Il y a ainsi le canot ou la baleinière du commandant, la chaloupe et les canots de service, appelés à faire les grosses corvées ; le canot-major, plus spécialement affecté au transport des officiers ; les youyous, etc., etc.
Et, si plusieurs navires se trouvent ensemble sur la même rade, il arrive qu’à de certaines heures du jour, nombre d’embarcations venant en même temps aux quais de la ville voisine, les marquent d’une animation plus ou moins originale, suivant le cadre qui les entoure. Ce spectacle est particulièrement curieux dans notre premier port militaire, et cela tient, non seulement à ce que Toulon est souvent fréquenté par nos escadres, mais encore à ce qu’il possède un quai des plus pittoresques, le long de la vieille darse, antique bassin aux eaux lourdes et peu odorantes, mais empreint de tant de couleur locale. Toutes les rues transversales de la ville viennent y aboutir et, du matin au soir, sur ces dalles ensoleillées, presque au raz de l’eau, c’est un mouvement continuel de promeneurs, jamais las du spectacle si varié qui s’offre à leurs yeux. Au centre, en un méli-mélo bigarré, voici toute une flottille de barques multicolores, mâtées en tartanes, l’avant et l’arrière terminés en fuseau, ce qui leur a valu le nom de pointus. Ces embarcations appartiennent à la corporation des bateliers ; par instants on en voit qui, déployant leurs voiles triangulaires le long de leurs antennes recourbées, se détachent de leurs voisines et, s’inclinant d’abord sous la brise, filent soudain vers la rade. D’autres accostent, presque en face du portail de la mairie, où, depuis deux siècles, les célèbres cariatides de Puget raidissent leurs muscles de pierre ; en cet endroit du quai, se tient parfois un navire débarquant du grain, tandis que plus à gauche c’est un fouillis de barques de pêche avec leurs filets bruns séchant en guirlande. Tout cela en désordre, comme jeté sur l’eau, gai, vivant, coloré, bruyant, et, quand on vient de la rade, on voit se dresser comme fond du tableau toute une bordure de maisons étroites, irrégulières, aux rez-de-chaussée barrés par des enseignes de guinguettes, avec, plus bas, dans les eaux plombées de la vieille darse, le miroitant reflet de leurs façades en des silhouettes grimaçantes et drôlatiques.
Par surcroît d’animation, il ne se passe guère un quart d’heure sans que, sifflant et panaché de fumée, un vapeur n’accoste pour débarquer des passagers, faisant le va-et-vient entre Toulon et les points situés du côté opposé de la rade, la Seyne, Balaguier, Tamaris, là-bas, au pied de ces vertes et riantes collines que domine dans le lointain le cap Sicié tout noir, avec son grand profil noblement classique, tel qu’on aime à se figurer les promontoires décrits dans l’Odyssée ou l’Enéide.
Mais la physionomie de ce quai si mouvementé ne serait point complète, si l’on oubliait d’en décrire la partie de droite, coin relativement tranquille, où le promeneur peut voir quelques navires de guerre alignés dans une sévère immobilité et, plus près de lui, l’entrée d’un chenal avec une échappée sur d’autres bassins, dont il devine les eaux, au pied d’un amas bizarre de cales de constructions, de grues, de mâtures militaires. C’est l’arsenal, avec le bourdonnement lointain de ses forges, de ses enclumes, le martèlement assourdi de ses tôles, tout le bruit que peuvent produire en travaillant le fer plusieurs milliers d’ouvriers.
Ainsi placé dans le voisinage du port militaire, ce côté de la vieille darse est réservé aux embarcations de l’Etat, et pour qu’il ait son véritable aspect, il faut le voir à certains moments, notamment le matin, un peu avant huit heures, quand de tous les navires présents sur rade, les embarcations qui font l’office de canots-majors sont venues aux ordres des officiers.
Elles sont là, leurs arrières accostés au quai, leurs avants tournés vers le large, côte à côte, les avirons ramassés, les hommes à leurs bancs, les patrons un pied dans le canot, un pied sur le rebord de pierre, chacun tenant avec un bout de corde son embarcation en laisse. A tout instant, des rues voisines, débouchent des officiers, en uniforme ou en civil, et les groupes d’abord clairsemés se grossissent, se confondent : ce sont des poignées de main, l’échange des nouvelles, tandis qu’à travers circulent soit des marchandes de fruit, soit des crieurs de journaux, hurlant et glapissant à qui mieux mieux. Et pendant qu’entre lieutenants de vaisseau on discute la dernière promotion, les commandements récents, les armements décidés, tout ce qui intéresse la marine, dans les groupes composés d’enseignes et d’aspirants on cause de choses moins sérieuses… et l’on rit. Mais il est un sujet commun à tous, et toujours d’actualité, car la cause s’en renouvelle chaque matin : ce sont les émanations du bassin que la nuit avait un peu assoupies et que le jour réveille avec une recrudescence terrible : alors, surtout parmi les officiers des ports du Nord, c’est un concert d’exclamations, de dégoût et d’horreur… Pauvre vieille darse, de quelles injures on t’abreuve ! Comme si tu pouvais fleurer l’ylang-ylang avec tout ce que la ville t’envoie par ses multiples ruisseaux souterrains ! Tu trouves cependant presque toujours quelque courageux défenseur en la personne d’un Toulonnais, particulièrement épris de sa ville natale, qui l’aime jusque dans ses verrues, comme Montaigne aimait Paris, et qui, avec des éclats de voix, a l’audace de soutenir que Brest, Lorient, Cherbourg et même Rochefort, ne sentent pas toujours la rose, qu’à marée basse notamment… Mais on ne le laisse pas achever : c’est un tollé général, et la discussion deviendrait féroce si l’heure d’embarquer ne l’interrompait pas à propos. Les groupes se disloquent, chacun gagne son embarcation respective, dont les hommes debout et la main au bonnet saluent leurs officiers qui, l’un après l’autre, viennent s’assoir dans la chambre aux bancs recouverts de tapis. Puis sur un coup de sifflet du patron, voilà que les matelots assis à leur tour disposent leurs avirons : tout est prêt quand, au loin sur la rade, éclatent des coups de fusil et les fanfares de clairons saluant l’ascension des couleurs nationales.
C’est le signal du départ, toute la flottille s’ébranle : d’un coup de pied chaque patron pousse du quai, les avirons s’enlèvent et, se déployant comme les plumes d’une aile, s’abattent normalement aux flancs de l’embarcation ; alors tous, avec ensemble, d’un mouvement cadencé, attaquent l’eau qui jaillit en gouttelettes et, sous les efforts des hommes courbés, bras et jambes raidis, canots et baleinières l’avant ceint d’un bourrelet d’écume, s’élancent vers la rade. On voit fuir peu à peu leurs arrières diversement colorés ; c’est un fouillis de noir, de blanc, de chamois, quelquefois de vert tendre. Ils s’éloignent ainsi d’abord en ordre serré, puis, l’entrée du bassin franchie chacun se sépare, tire de son côté et disparait.

Cependant, à bord des navires, l’œil collé à leurs lunettes qu’ils pointent vers la ville ainsi que des fusils, les timoniers veillent et, sitôt qu’ils ont reconnu le canot-major de leur bord, à l’insigne spécial qui orne son avant, ils en annoncent l’approche. Le voilà en effet qui vole maintenant sur les eaux plus vertes de la rade soit à l’aviron, soit, si la brise est bonne, avec ses voiles hautes et gonflées, le flanc de dessous le vent couché sur l’eau, l’avant coupant en biais les lames courtes frangées d’écume. Puis, près du bord, rentrant ses avirons ou amenant ses voiles, le canot, d’un coup de barre, vient parallèlement au navire se coller contre l’échelle. C’est le moment que Couturier a choisi et son dessin rend à merveille cette scène fugitive et alerte des officiers sautant à la queue-leu-leu pour grimper à courir l’échelle qui mène sur le pont.

Là, franchissant la coupée qu’encadrent des hommes immobiles la main au bonnet, les arrivants sont tour à tour reçus par l’officier de quart qui, souriant, en camarade, les salue, tandis que retentit un magistral coup de sifflet.

Après avoir un instant rendu visite aux officiers, revenons aux matelots. Tandis que sur le pont une bordée achève de mettre de l’ordre et balaie dans tous les coins, chassant le moindre grain de poussière, l’autre bordée, nous l’avons dit, prend la tenue du jour. Cela se passe dans les étages inférieurs, batterie ou faux-pont ; là sont alignés de grands casiers dont chacun contient le sac d’un marin, sac où il enferme son linge, ses effets, ses chaussures, tout ce qu’il possède. Chacun y court en quelques minutes, transforme en un matelot correct et propre le bonhomme plus ou moins débraillé du lavage.
C’est un tableau des plus pittoresques, des plus riches en détails typiques et amusants que cette scène où, parmi les sacs de tous côtés pendus ou éventrés, s’agitent les hommes affairés à se dévêtir, tantôt dans la lumière crue qui jaillit d’un sabord ou d’un panneau, tantôt dans la pénombre d’un recoin, fouillis où se mêlent les tricots blancs rayés, les grands cols bleus des chemises, avec de-ci, de-là l’éclair d’un torse nu. Dans ce tohu-bohu, on finit par distinguer cependant des types différents : le soigneux qui déroule des effets proprement, méticuleusement pliés, le faraud qui, le miroir en main, s’assure que son bonnet est crânement posé, avec un ruban bien droit et qui étudie le nœud de sa cravate, l’insouciant qui en deux tours de main s’habille à la diable, impatient de remonter sur le pont où il achève tant bien que mal sa toilette, et le maladroit, ordinairement un nouveau pauvre Breton encore peu familiarisé avec la tenue, qui n’en finirait plus de capeler ses effets, si un camarade complaisant ne venait lui donner un coup de main, non sans l’avoir préalablement gratifié d’un « souffrant, va ! T’as l’air d’un malade qui boirait sa tisane avec une fourchette », ou de quelque autre boutade analogue. On s’entr’aide du reste de tous côtés, notamment pour se rabattre mutuellement sur le dos le fameux col bleu afin qu’il s’étale sans un pli et dégage bien la nuque ; il y a aussi en été le repassage du pantalon blanc, peu connu du profane et qui exige qu’on soit deux. Enfin la plus touchante confraternité règne parmi tous ces braves gens et plus d’un, retirant de son bonnet deux précieuses chiques préparées d’avance, en offre une à son camarade. Puis pour finir, chacun met ses godillots non sans soupirer, car il ferait si bon rester toute la journée sans chaussures et les gros pieds noueux des matelots sont si peu faits pour leur prison de cuir.

Voilà que les sifflets font rage sur le pont, vite on ferme les sacs et grimpant lestement les échelles, la première bordée reparaît au grand air, tandis que la seconde descend se changer à son tour. La toilette générale est enfin terminée : hommes et choses ont leur tenue réglementaire et la journée militaire va commencer.
Il est huit heures moins cinq minutes. La garde ! commande l’officier de quart. A ce commandement que le tambour appuie de deux coups de baguette, on voit en file indienne déboucher par un panneau les fusiliers de garde ceinturonnés, l’arme en main. Commandés par un aspirant ou, à défaut, par un sergent d’armes, ils viennent se ranger à l’arrière du grand mât, la face tournée vers l’arrière du navire. Là ils mettent baïonnette au canon et se tiennent au port d’arme. A côté d’eux prennent place les tambours, les clairons et la musique s’il y en a une.
Attention pour les couleurs ! commande l’officier de quart. Et l’on voit, aux coupées où aboutissent les échelles qui montent le long des flancs du navire, les factionnaires s’incliner vers l’extérieur leurs armes chargées d’avance d’une cartouche à blanc, tandis que les clairons embouchent leurs instruments prêts à sonner, et que tout à fait à l’arrière, les timoniers se préparent à hisser le pavillon national.
Sur le pont, subitement règne un silence solennel. Envoyez ! La garde présente les armes, les coups de fusil des factionnaires éclatent en même temps que la fanfare des clairons, tous les gens qui sont sur le pont se découvrent, face à l’arrière, immobiles. Et, ainsi salué de toutes parts, le drapeau, majestueusement, lentement, monte en déployant au souffle de la brise ses trois couleurs frissonnantes. Il monte ! Et bien que chaque matin on ait coutume de le voir ainsi s’élever dans les airs, ailé de vent et de lumière, c’est toujours avec une émotion nouvelle qu’on le suit dans son ascension, jusqu’à ce que, s’arrêtant, il plane, radieux et fier emblème de la patrie ; au-dessus du navire, claires et gaies comme le génie de la France, les trois couleurs ondoient au vent de mer et chacun, en les contemplant, éprouve au plus intime de son être quelque chose d’indéfinissable. Dans l’âme de maint officier, toute frémissante au souvenir des guerres héroïques, chantent alors les admirables vers d’Hugo, cette strophe enflammée dont s’est inspiré Detaille pour son tableau du Rêve, et dans le cœur le plus naïf, dans le cerveau le plus obscur du matelot, se dresse l’image de la patrie, de cette patrie qu’il ignorait hier encore, pauvre pêcheur perdu sur la côte sauvage, de cette patrie qu’il apprend chaque jour à connaître et à aimer, sachant bien que pour elle il doit être prêt à verser tout son sang… Et tous, officiers, matelots, animés d’un souffle sacré, sentent en eux passer le grand frisson qui fait les héros.

On sait généralement que la langue des gens de mer est riche en vieux termes qui lui donnent un tour, une saveur, un pittoresque tout particuliers. Parmi ces locutions, il en est que les romans maritimes ont vulgarisée, que l’on connaît même dans le centre de la France, de telle sorte qu’en ces régions on ne peut voir un marin sans songer machinalement à des mots tels que sabord, tribord, bâbord que l’on sait habituels dans le langage courant des matelots. On n’ignore pas d’ordinaire que tribord et bâbord servent à désigner les deux côtés, les deux bords du navire, le premier indiquant la droite et le second la gauche, pour toute personne regardant l’avant du bâtiment. Ce qui est moins connu, c’est que tribord est le bord d’honneur, celui que l’on réserve aux officiers. C’est ainsi notamment que l’échelle de tribord, qui descend du pont à la mer, est exclusivement affectée à leur passage et l’accostage tribord est interdit à toute embarcation autre que le canot du commandant ou le canot major.
De la sorte, presque au moment où les officiers rentrent de terre, un autre canot dit des provisions accoste à bâbord avec le personnel des cuisiniers et maîtres d’hôtel. On les voit bientôt monter le long de l’échelle, portant de lourds paniers emplis de légumes, de fruits, de victuailles de toutes sortes. Quelques-uns sont en civil, ce sont les cuisiniers du commandant, des officiers, des aspirants, d’autres vêtus en matelots sont au service des maîtres et seconds maîtres. Tout cela défile, donnant un instant à ce côté du navire l’aspect d’un marché, répandant une odeur de verdure à laquelle le bateau n’est pas accoutumé ; puis s’enfournant dans les panneaux, tout disparaît, et le pont reprend sa physionomie militaire et uniforme un instant troublée par le va-et-vient de ces quelques vêtements civils.

Quittons le pont derrière eux, non pour les suivre à leurs fourneaux mais pour glaner encore dans les profondeurs du navire quelque scène oubliée au cours des dessins précédents, tant est complexe la vie intérieure du bord. Et justement, en allant vers l’avant, nous tombons dans un local encore inexploré, l’infirmerie, au moment même où le médecin y passe sa visite. C’est une salle aussi bien aérée que possible, bordée de lits, avec, au milieu, une grande table et, sur les parois des armoires et des étagères garnies de fioles à médicaments, car c’est à la fois une salle d’hôpital et une pharmacie.

D’ordinaire on ne garde à bord que les malades atteints d’affections légères ; dès que l’état d’un homme présente quelque gravité, ou peut entraîner une indisponibilité de quelque durée, on l’évacue à l’hôpital de la ville voisine. La visite a lieu entre 7 et 8 heures du matin, elle est indiquée par une sonnerie de clairon ou par la cloche sonnant à coups précipités. Les hommes qui se sentent malades ou qui sont en traitement, descendent alors dans l’infirmerie où le médecin les examine un à un. On voit ainsi défiler celui qui tousse, celui qui dès le matin avait mal à la tête et qui (la chose est grave alors) n’a pu avaler son boujaron de tafia, celui qui s’est blessé dans quelque manœuvre ; et le major, comme ils l’appellent, de tâter les pouls, d’examiner les gorges, de défaire les bandages, prescrivant tel traitement, tel médicament que l’infirmier inscrit sur un registre, faisant délivrer sur le champ une fiole préparée d’avance, un morceau de réglisse, mais sceptique par moment, écoutant d’un air narquois quelque carottier, qui pour se reposer et éviter une corvée désagréable se plaint de maux imaginaires.
Ah ! le carottier ! Comme il est rusé parfois ! Comme il sait tromper le jeune médecin encore peu au courant des ficelles que suggère la paresse ! Mais aussi comme il fait piteuse mine quand tombant sur un vieux routier, il se voit pour la journée mis à la diète la plus sévère, d’autant plus sévère que le malicieux major la fait parfois précéder d’une énergique purgation… Sans préjudice de la recommandation que le docteur fera à son sujet en remettant au commandant en second la liste des malades : « Kermaëdic, commandant, me fait l’effet d’un rossard, je l’ai mis à la diète, je serai fixé demain et s’il m’a carotté !… — S’il vous a carotté, réplique le capitaine de frégate, eh bien, nous lui infligerons le tarif disciplinaire qui lui revient, pour lui en faire passer le goût ».
N’allez pas croire que ce type soit commun, on n’en trouve pour ainsi dire plus parmi les matelots ayant un certain temps de service. Mais les nouveaux, ceux qui n’ont pu encore se faire à cette rude vie, on comprend que cela les tente parfois la perspective d’un jour ou deux de repos dans le coin tranquille de l’infirmerie, tandis qu’il pleut ou qu’il vente là-haut. Ah ! qu’il est doux de ne rien faire quand tout s’agite autour de nous ! Quand on entend de loin les commandements des officiers sur le pont, dans les batteries, les heurts sourds des canons que les camarades manœuvrent et qu’on
voit passer entre deux lames les canots courbés sous la rafale. Mais la peur de la diète d’abord, celle des punitions ensuite, savent en retenir plus d’un qui, du reste, par le frottement continuel avec les bons serviteurs, sent bientôt combien il est peu digne de faire faire sa besogne par les autres. Ce sentiment de la camaraderie, de la solidarité de tous à bord d’un navire, c’est la semence qui germe, qui grandit et d’où éclosent enfin, en ces âmes d’abord si obscures, les notions de devoir, d’honneur et de dévouement dont nos matelots ont fait preuve en tant de circonstances.
Tout le monde est à bord. — Les canots qui venaient de terre ont été hissés sous leurs porte-manteaux, sortes de grues légères appliquées contre les flancs du navire. La dernière bordée a pris la tenue du jour. L’ordre règne partout : un dernier balai attardé disparaît dans un caisson dont le couvercle claque, tandis que tambours et clairons vont prendre place au pied du grand mât, la face tournée vers l’arrière. Et soudain, dans le grand silence, éclate la joyeuse fanfare de l’Assemblée qui indique l’inspection.
C’est le jeudi : Couturier l’a ainsi choisi parce que cela lui permet de nous montrer les hommes dans leur tenue préférée, c’est-à-dire nu-pieds, les médecins du navire passant ce jour-là l’inspection des mains et des pieds de l’équipage. Voilà donc, dès la première note, tout le monde qui grimpe sur le pont : pendant quelques instants les panneaux ne cessent de vomir la foule des marins qui, en hâte, vont prendre leur place des deux côtés du navire, chacun à sa compagnie, sur plusieurs rangs, faisant face en dedans.
Peu à peu les arrivants se font plus rares, jusqu’à ce qu’enfin débouche par un panneau un Maître, généralement vif, courant, affairé : c’est le capitaine d’armes, adjudant spécialement chargé de la police intérieure, et dès que d’une voix brève, encore essoufflée, il a prononcé : « Tout le monde est monté, capitaine. » L’officier de quart commande : « Roulement ! » Ce qui, appuyé par le tambour, signifie à l’équipage d’avoir à s’aligner, à conserver l’immobilité et le silence. Et si le soleil brille, c’est gai, ces rangs de gars presque tous jeunes et solides, en leur pittoresque tenue de travail qui, sans les sangler comme l’uniforme des soldats, leur permet une immobilité sans raideur, les faisant paraître lestes et légers, tout prêts à grimper à travers ces mâts et ces cordages qui, au-dessus d’eux, dressent leurs hardies silhouettes.
En gris, généralement d’un gris presque blanc à force d’être lavé, avec, à la hauteur des épaules, la tache bleue des grands cols, plus haut le hâle des figures qu’encadre çà et là une courte barbe, plus haut enfin, au-dessus des bonnets barrés par l’or terni des rubans, les notes rouge coquelicot des pompons. Cependant, à haute voix, les fourriers font l’appel des hommes et en rendent compte à l’officier de quart qui commande alors : « La prière ! » Trois roulements précipités se font entendre, les têtes se découvrent et dans le profond silence, une voix prononce l’Oraison dominicale et l’Ave Maria.
C’est l’aumônier, s’il y en a un, c’est-à-dire si l’on se trouve sur un navire-amiral, sinon c’est un simple timonier qui dépêche parfois un peu vite les paroles sacrées, souvent intimidé et tortillant entre ses mains son bonnet d’un air gauche. Qu’importe ! Le cadre grandiose dont la mer entoure ce tableau, le contraste entre cette pauvre voix et l’immensité dans laquelle elle semble se perdre, tout concourt à rendre cette scène particulièrement solennelle et impressionnante. Quelle image peut mieux faire
sentir la suprématie de l’esprit sur la matière, la confiante énergie de l’homme, si faible en apparence en face d’un danger comparativement démesuré, que cette prière en plein Océan, par gros temps, que cette grêle invocation s’élevant du creux des lames monstrueuses, si simple et si touchante, toute pareille à celle qu’avant de s’endormir balbutient les petits enfants dans le grand calme de leurs lits !
La prière est finie : alors, passant successivement devant et derrière chaque rang de leur compagnie, les capitaines suivis des fourriers rectifient la tenue de chaque homme, veillant à ce que le ruban soit bien droit posé autour du bonnet, le col bleu bien tiré sur les épaules, le tricot rayé tendu sur la poitrine, sans flottement disgracieux autour du cou, le nœud de cravate fait réglementairement, les effets sans déchirures, sans coutures ouvertes, tout le linge bien propre, mis du matin, puisque c’est le jeudi. Tout cela se fait dans un silence que coupent seulement les observations des officiers, rarement un éloge, le plus souvent les mêmes reproches adressés aux mêmes hommes, à quelques ratas, comme les appellent dédaigneusement les sous-officiers, qui font tache dans la compagnie par leur désordre, leur mépris de la propreté, parfois aussi par une maladresse dont leur bonne volonté ne peut venir à bout, par quelque conformation anormale qui, même dans des effets neufs, leur donne l’air de gens vêtus de sacs, avec des tournures piteuses ou grotesques. Et maint d’entre eux voit, sur un signe du capitaine de compagnie, son numéro pris par le caporal d’armes, pris et couché sur un petit carnet qui servira le soir à dresser le terrible cahier de punitions.

Voici maintenant le tour du médecin : à son approche le commandement de relever les manches et les pantalons se fait entendre. C’est ainsi, bras et jambes nus, que le docteur tient à les inspecter, faisant à chaque homme retourner devant lui les mains avec les doigts écartés, afin de reconnaître les affections de la peau et tout particulièrement la plus contagieuse, la gale, puisqu’il faut l’appeler par son nom.
Soudain les clairons sonnent le Garde à vous ! Et suivi de tous les maîtres du bord, le commandant en second paraît sur le pont, venant d’inspecter les parties intérieures du navire. Les capitaines de compagnie se placent à la droite de leurs hommes et, dernière épreuve pour les pauvres mathurins, le capitaine de frégate les toise tour à tour de pied en cap, trouvant encore à glaner des incorrections de tenue jusque-là inaperçues. Enfin, c’est fini ! L’officier de quart fait aligner de nouveau l’équipage, puis, par un mouvement de flanc, envoie les hommes vers l’avant, au son d’une marche d’autant plus gaie que, s’interrompant soudain, elle se transforme en Berloque, et les rangs de se rompre, chacun ayant un moment de repos en attendant les exercices.
Sauf les lundis et les samedis, tous les jours ont ainsi, aux environs de neuf heures, une inspection spéciale qui, en outre de la tenue des hommes, permet également au commandant de voir chaque fois une portion du matériel. C’est ainsi que dans un autre dessin, Couturier nous le montre le mardi, jour affecté à l’inspection de l’artillerie et des torpilles, descendant dans une soute à poudre.

Le mercredi est consacré à l’inspection des tables et des plats de l’équipage. Quant au dimanche, le commandant peut, à son gré, passer son inspection de quatre manières différentes, soit qu’il veuille simplement voir ses hommes en tenue ordinaire, soit qu’il tienne à les inspecter en armes, à leurs postes de combat, soit qu’il désire faire défiler devant lui les fusils de la compagnie de débarquement, soit enfin qu’à l’issue de sa tournée dans le navire, il fasse armer les canots tous à la fois, flottille en un clin d’œil mise à la mer, scène pleine de pittoresque et de mouvement.
De la sorte, à la fin de la semaine, le commandant peut se dire : « Mon navire est bien tenu partout ; j’en suis sûr, je l’ai vu en détails, tout dans cette machine si complexe m’a passé devant les yeux. » Mais il sait bien qu’il ne faut jamais s’endormir sur cette conscience du devoir accompli, qu’il faut tenir en éveil le zèle de chacun. Aussi recommence-t-il le mardi suivant la série des tournées d’inspections ; c’est ainsi que du petit au grand, à bord de nos navires, tous ont à remonter chaque jour au haut de la colline leur petit rocher de Sisyphe.
En couverture : Timoniers devant les hamacs au bastingage, 1910, tableau de Léon Couturier (1842-1935), Musée National de la Marine.
Une réponse à “La journée du marin – 1/2 L’éveil du bâtiment”
Très belle publication
Merci
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