La journée du marin – 2/2 Les exercices quotidiens

Après avoir assisté à l’éveil de l’équipage, poursuivons notre visite à bord d’un bâtiment de notre Marine au début des années 1890. Les exercices quotidiens se succèdent, alternant avec quelques moments de repos fort appréciés des matelots.

En étudiant la tactique des guerres navales du passé, des batailles où commandèrent les Duquesne, les Tourville, les Suffren et surtout des innombrables combats où s’illustrèrent cette pléiade de héros dont les plus fameux se nommèrent Jean Bart, Duguay-Trouin, Surcouf, on est frappé de voir que, sûrs de la vigueur exceptionnelle des marins français dans l’offensive, leurs capitaines, dès le début de l’action, ne tendent qu’à une chose, courir droit au navire ennemi, l’aborder et, sautant sur son pont, engager ces superbes corps à corps qui, presque toujours, nous furent favorables. C’était un principe tellement établi que, d’avance, maint d’entre eux (voir notamment les Mémoires de Duguay-Trouin), se hâtait en prenant le commandement de navires nouveaux, d’en débarquer une partie de l’artillerie, pour les rendre plus légers, plus rapides, mieux manœuvrants, plus prompts à la poursuite, montrant ainsi qu’ils négligeaient le combat à distance, à coups de canon, pour la lutte bord à bord, d’homme à homme, à l’arme blanche.

A l’abordage ! Telle est la devise de ces beaux faits d’armes maritimes que nous ne pouvons évoquer sans nous représenter nos marins pique ou sabre en main, bondissant dans un élan sauvage sur les ponts ravagés, semés de cadavres, encombrés de tronçons de vergues ou de mâts ! Le temps n’est pas bien éloigné où nos navires avaient encore des piques destinées à repousser par les sabords un ennemi trop hardi. Elles ont disparu : mais le sabre est resté…

Verra-t-on encore dans les guerres futures, des navires s’élonger bord à bord pour permettre entre combattants de ces mêlées où l’arme blanche jouera son rôle ? Cela paraît bien peu vraisemblable, étant donnés la multiplicité des mitrailleuses, les fusils à répétition qui, à distance encore respectable, ne laisseraient subsister sur les ponts aucun être vivant. Quoi qu’il en soit, les hommes composant l’armement des canons sont, en grande partie, pendant le combat, munis d’un revolver passé à la ceinture, et portent au côté un sabre court à large lame, arme de fabrication ancienne que les marins avaient baptisée cuiller à pot, à cause de la large coquille qui en protège la poignée. A supposer que ce représentant des combats passés ne soit plus d’un grand usage dans les luttes futures, son maniement n’en est pas moins pour nos marins un exercice salutaire bien fait pour les dégourdir, les assouplir. Avec les autres manœuvres du bord, il concourt pour une bonne part à cette heureuse transformation qui, d’un paysan gauche, lourd, engoncé, fait un gaillard alerte, adroit, élancé, de bonne tournure. Sur deux rangs, face à face, les gens munis de sabres sont placés, l’arme en main. Un instructeur commande : le rang désigné attaque avec ensemble, en se fendant ; l’autre prend la parade de défense et riposte. C’est de l’escrime un peu grossière, mais qui n’en est pas moins bonne pour les muscles et les articulations. Et c’est, à notre avis, une raison suffisante pour conserver à bord de nos navires cette arme de jadis qui si souvent fendit des crânes anglais ou hollandais, arme si française et au nom si suggestif : le sabre d’abordage.

Exercice du sabre d’abordage, Léon Couturier.

Couturier qui ne pouvait laisser un exercice aussi spécial, l’accompagne d’un autre dessin représentant les signaux à bras. Nous ne remonterons pas, pour ceux-ci, aux origines de notre marine nationale, leur usage ne date guère que d’une quinzaine d’années. C’est une télégraphie par les bras, toute simple, ne demandant aucun appareil, et, par la rapide transmission des signaux d’un navire à l’autre, rendant journellement de grands services. Rappelez-vous, pour vous en faire une idée, le langage par les doigts, imité de celui des sourds-muets, dont vous vous serviez, en classe ou en étude, au temps de votre enfance.

Un timonier se met en évidence sur un point dégagé du navire, faisant face à ceux avec qui il désire communiquer ; là, manœuvrant ses bras, ainsi qu’autrefois ceux du télégraphe Chappe, lettre à lettre, mot à mot, en quelques secondes il transmet la phrase composant le signal. Le plus difficile n’est pas de signaler, mais bien d’interpréter, il faut pour cela une certaine habitude : mais nos hommes y sont d’autant plus vite rompus que cela les amuse.

L’école des signaux, Léon Couturier.

Du reste en étudiant nos marins, on est étonné de tout ce qu’on parvient à leur apprendre en si peu de temps. Le métier est si compliqué ! Et, si on en a été amené à augmenter le nombre des spécialités, telles que canonnier, fusilier, torpilleur, gabier, timonier, il ne faudrait pas croire que l’obtention d’un quelconque de ces brevets ne présente pas un ensemble de connaissances déjà complexes, sans compter que celui de mécanicien doit se ranger à part et n’est accessible qu’à des gens déjà pourvus d’une certaine instruction avant leur venue au service. Mais outre les nombreux brevetés qui composent l’élite de nos équipages, il y a la catégorie des gens sans spécialité, des matelots de pont, comme on les appelle. Ce sont les plus humbles de nos gens de mer, mais comme ils n’ont pas de fonctions déterminées à bord, on les met un peu à toutes les sauces : tour à tour ils doublent dans leurs rôles les marins munis de brevets : c’est-à-dire que tour à tour au canon, au fusil, dans la mâture, partout enfin ils apportent leur concours et prêtent la vigueur de leurs bras.

Songez que maint d’entre eux, sans espoir d’avancer, en simple matelot, arrive au bout de ses 25 ans de service, que pendant ces 25 ans il en a vu défiler des armes nouvelles et des engins de plus en plus compliqués : et cet illettré a su aider à leur manœuvre, passant de l’un à l’autre, grâce à cette faculté de s’assimiler rapidement les choses qui, du haut en bas de l’échelle, caractérise si bien notre race et étonne particulièrement les étrangers.

Ainsi qu’à Rome jadis, une vestale entretenait sans cesse le feu sacré dans le temple des dieux, de même à bord un factionnaire veille constamment sur la mèche, gros bout de cordage qui brûle lentement dans une sorte d’habitacle en cuivre, sur le pont. Le but de cette mèche est en apparence des plus modestes : fournir du feu aux fumeurs, mais son rôle est en réalité beaucoup plus utile, car, grâce à elle, on diminue considérablement les chances d’incendie, en interdisant formellement aux matelots d’avoir des allumettes.

Autour de la mêche, Léon Couturier.

Surtout après les repas, la mèche est le centre de réunion des mathurins qui viennent y allumer cigarettes ou pipes : ce qu’on en voit alors de ces brûle-gueules invraisemblables et, quand on est aux pays lointains, de ces cigares aux dimensions et aux formes extraordinaires !

Et les groupes se forment où l’on devise un peu sur toutes choses, sur le bord principalement, sur les voyages probables, essayant de deviner un peu ce que réserve l’avenir, l’avenir plus mystérieux, plus imprévu encore pour les marins que pour le reste des humains. C’est alors que les gens d’imagination se donnent libre carrière ; c’est là que maint fourrier, grave comme un notaire, lance dans la circulation les renseignements les plus fantaisistes sur les intentions du commandant et même sur celles du ministre. Ah ! la gazette de la mèche ! Elle a ses virtuoses et elle a surtout son auditoire attentif, ébahi, mais d’une confiance à toute épreuve.

Un peu à l’écart de ces curieux, il en est de plus tranquilles, des mélancoliques qui, de loin en loin, entre deux bouffées, échangent un mot sur le pays, des Celtes pareils à ceux que décrivait Flaubert, qui rêvent de quelque îlot rocheux perdu dans la brume. Et d’autres accoudés sur le plat bord, des impatients qui brûlent d’en avoir fini avec le service à l’État, qui parlent d’avoir leur sac à bord de tous les navires de commerce défilant sous leurs yeux, vapeurs panachés de fumée ou voiliers blancs de toile fuyant inclinés sous la brise.

Cependant, les pipes s’éteignent et voilà que dans l’air, à bord du vaisseau-amiral, montent les pavillons : un signal, un exercice ! — Les tambours et clairons se font entendre : et suivant le jour, c’est le fusil, le canon, l’exercice de manœuvre, les torpilles… Tantôt, alignés sur le pont, on croit voir manœuvrer des soldats ; tantôt, dans les batteries, aux pièces, il semble qu’on se trouve en quelque fort casematé et les lourds affûts roulent et les volées s’allongent aux sabords ; tantôt, dans les cordages s’éparpille une nuée de gabiers, tout blancs, comme des goélands, sur le pont les sifflets font rage et là-haut, dans la mâture, se déroulent des voiles, montent et descendent des vergues et des mâts. D’autres fois, d’un tube insidieux au ras de l’eau, s’échappe un de ces longs poissons d’acier qu’on nomme torpilles, ou bien s’ouvrant en éventail autour des flancs du navire, se développe la ceinture protectrice des filets Bullivant. Le navire, monstre de fer, étend ses tentacules, montre ses pinces, souffle, gronde, gonflant sa carapace, faisant parade à la fois de sa force offensive et de ses moyens de défense.

Que d’engins ! Quelle variété dans l’art du combat ! Mais c’est surtout à l’artillerie que peut s’appliquer le mot de légion : il y a les grosses pièces qui lancent des projectiles de près d’un tonneau et qui se meuvent à l’aide d’appareils hydrauliques compliqués et merveilleux comme des mouvements d’horlogerie ; il y a toute la série des canons de calibres plus modestes qui se manœuvrent à bras d’hommes, enfin, entre le canon et le fusil, il y a encore la pléiade des pièces à tir rapide et des canons-revolvers.

C’est de ces derniers qu’il s’agit dans le dessin de Couturier : une jolie arme qui date de treize ou quatorze ans, cinq tubes d’acier qui tour à tour se présentent devant le chargeur et tour à tour devant le percuteur ; le projectile est un mignon petit obus, une sorte de joujou qui semble fait tout exprès pour être monté en presse-papier. Et cela éclate au moindre choc, parfois même au contact de l’eau, en se morcelant, en se dispersant en mille fragments. On tire avec une manivelle comme si on voulait moudre des airs sur un orgue de Barbarie ; on vise ainsi qu’avec un fusil et, de même qu’à la chasse, un peu au jugé, on envoie sa série de coups au loin sur un gibier, non de poil ni de plume, mais d’acier, cette arme étant surtout destinée à agir contre les torpilleurs.

La théorie du canon-revolver, Léon Couturier.

Il y en a comme ça 12, 15, 18 à bord d’un cuirassé, sur le pont, sur les passerelles, dans les hunes ; et on en met aussi dans les embarcations qui vont tenter quelque débarquement : c’est si rapide, 15 ou 20 coups à la minute et ça fouille si bien les abords d’une plage, les buissons ou les fourrés. J’en ai vu de ces projectiles éclater la nuit sur le flanc d’une côte montagneuse éclairée par les appareils photo-électriques : cela faisait une petite lueur d’un rouge vif, qui piquait un instant très court, la nappe éclatante de lumière, comme une goutte de sang qui, subitement, perlerait sur une peau très blanche… et cela avait l’air très méchant. Délicieux instruments qui feront leur partie dans le grand concert de la bataille, jetant leur note sèche à travers les formidables éclats des grosses pièces, et au-dessus du grèle crépitement des fusils à répétition !

De toutes nos provinces maritimes, celle qui fournit à la marine militaire son contingent le plus important, est bien sans contredit la Bretagne. C’est une région pauvre, rocailleuse, tourmentée par le vent, peu propre aux exploitations agricoles : la mer, en revanche, y creuse de profonds estuaires par où elle vient dans son flux, convier les gens à la pêche et aux voyages lointains. La race, sous une apparence parfois assez frêle, y est d’une étonnante endurance et d’une remarquable énergie. Et, de leurs hameaux sauvages, perdus loin des villes tout le long de cette côte déchiquetée, accourent sur nos navires ces gars taciturnes, le corps amariné déjà, l’âme d’instinct trempée pour la lutte, mais ne possédant pas le plus infime élément d’instruction. C’est à bord qu’il faut défricher ces incultes cervelles et y semer les premières notions ; tous les soirs une classe se forme avec des tables, des bancs, des syllabaires pour les commençants, des cahiers d’écriture, de dictées, un tableau noir pour quelques calculs élémentaires à l’usage des matelots un peu dégrossis. L’instituteur est un sous-officier muni d’un brevet spécial : aidé de quelques moniteurs, c’est à lui qu’incombe cette rude besogne : apprendre à lire et à écrire à ces hommes aux yeux de bœuf pensif, aux fronts de granit qui si souvent se butent contre les premières difficultés. Quelle peine pour faire entrer en ces têtes rebelles ces caractères cabalistiques qui sont des lettres, puis pour les leur faire assembler !

Une bordée aux classes, Léon Couturier.

Et comme ces bouches habituées à prononcer les mots bretons brefs, heurtés, cliquetants, ont du mal à s’assouplir aux consonances plus molles, aux désinences fuyantes du Français ! Il faut les écouter épelant, martelant les consonnes, hachant la fin des mots, si drôles avec leurs longs doigts noueux, malhabiles à manier les livres. Ils suent parfois à grosses gouttes, tant est pénible le travail qui se fait en ces cerveaux primitifs, où jusqu’ici flottaient seulement des images, la lande aux fleurs jaunes, les rochers ceints d’écume, les plaines grises de la mer avec ses horizons lointains et noyés de brume.

Et bien qu’ils y apportent cette obstination particulière à leur race, cette volonté qui plisse leurs fronts bombés d’une grande ride verticale, un certain nombre, trop grand certes, quittent encore le service de l’Etat, avant d’avoir appris à déchiffrer un mot. Cependant on doit comprendre que pour le marin, savoir lire est d’une utilité plus grande que pour tout autre, et procure des satisfactions plus appréciables encore. Les heures de mer à occuper, les ennuis des campagnes lointaines à tromper, c’est alors que la bibliothèque du bord est mise à contribution, je veux parler de celle que l’Etat fournit aux matelots, avec son fonds de magasins pittoresques et de récits de voyages. Et les lettres du pays ! Ces pauvres et naïves lettres qui apportent les baisers de la mère ou de la femme, et qui parlent mieux, encore que tous les livres, de la doulce France !

A l’heure du courrier, comme on attend impatiemment le retour du vaguemestre ! La mer est dure, le navire loin de terre ! Le sous-officier chargé de cet utile service n’en a pas moins, par tous les temps, ce trajet à faire et parfois, à diverses reprises dans la même journée. A bord tout le monde le guette ! Voilà un canot qui se détache du rivage ! Est-ce lui ? Oui, c’est le vaguemestre ! Bien loin encore, et on voit son embarcation couverte d’embruns, lutter péniblement contre les lames hostiles ! Enfin l’homme si désiré saute à bord, son sac noir gonflé de lettres sous le bras ! Et descendant précipitamment par un panneau, le voilà chez le commandant : là, c’est une pause, des papiers de service, des lettres, des journaux à lui remettre, ce qui s’adresse au chef, ce qui s’adresse à l’homme, tout un paquet dont il a les mains encombrées.

Le vaguemestre chez le commandant, Léon Couturier.

Et après lui, chez les officiers, sur le pont, la distribution s’opère : chacun va dans son coin son précieux papier à la main. Moment plein d’émotion, quand on est loin surtout, quand on est resté longtemps sans nouvelles. En un clin d’œil se déroulent devant vous des événements qui ont mis des mois parfois à se produire ; c’est une fièvre, et le bord entier, comme la Belle au Bois dormant, semble s’éveiller d’une longue période de sommeil, d’un temps pendant lequel le reste de l’univers n’existait plus pour lui.

Cependant auprès du cabestan deux matelots sont assis : l’un lit une lettre, l’autre écoute : ce sont deux Bretons, du même village. Les quatre pages sont couvertes d’une grosse écriture gauche, mal assurée et le lecteur va sans se presser : l’autre écoute gravement…  Mais voilà qu’on arrive au bout de la missive, et les deux Mathurins restent là, plongés en un silence religieux. Au-dessus d’eux, dans sa splendeur tropicale, le ciel étend sa voute d’un bleu profond, la mer qui les entoure, comme une pierrerie étincelle sous le grand soleil et la molle brise qui vient de terre, qui fait ondoyer là-bas les sommets de ce fouillis de verdure, cette brise est toute tiède, toute chargée de troublants effluves. Mais eux, les deux Bretons, sont bien loin sur les ailes du rêve : bien loin, en un pays semé de rocs arides, au bout des flots, un pays ceint d’îlots, avec des remous d’eau verdâtre aux pointes, et des barques de pêche qui rentrent, les voiles rousses gonflées de vent ; sur une côte grise aux flancs tapissés de goémons, à la croupe couronnée de quelques toits de chaume, avec, devant les maisons, des blancheurs de coiffes qui passent, et au-dessus, tout d’un jet vers le ciel, le svelte clocher dentelé…

La lettre du pays, Léon Couturier.

Certes le navire à vapeur, cette puissante machine qui se rit des flots contraires, des vents et des courants, est une invention dont l’homme a le juste droit d’être fier. Les distances n’existent plus : en quelques jours on va de l’Ancien au Nouveau Monde et comme on s’est à peu près affranchi du caprice des éléments, tout, voyages, échanges de nouvelles, arrivées de marchandises, fonctionne avec une régularité parfaite. Gloire donc à la vapeur ! Mais qu’il nous soit cependant permis d’accompagner de quelques regrets la décadence de la vieille marine à voiles, de l’aïeule dont la fin semble si prochaine. Le navire du passé, comme il était beau, le flanc couché sur les lames, fuyant les voiles blanches harmonieusement gonflées sous le souffle des bonnes brises, beau d’une beauté vivante, comme une création de cette même nature qui lance dans l’espace les oiseaux aux grandes ailes, ces navires de l’air ! Maintenant on voit passer sur les plaines de la mer des masses de fer sombres, panachées d’une lourde fumée, rapides certes et imposantes, mais rectilignes, sans grâce, sans vie apparente, de vraies machines que l’on sent entièrement construites et mues par les mains des hommes et dont la devise est le Time is money implacable de cette fin de siècle. Le vieil Eole est méprisé : on trouve qu’il en prend parfois trop à son aise ; maintenant dans les fonds de ces demeures flottantes, à la clarté froide et muette des lampes électriques, c’est une foule d’hommes noirs qui s’agite devant des fourneaux rouges comme des bouches d’enfer, et c’est le halètement de la bête puissante, aux bras d’acier, martelant la fuite des heures de son mouvement monotone et imperturbablement régulier. Oui c’est là, sous l’eau, dans les flancs que jamais ne visite la lumière du soleil, là que s’est concentrée la vie du navire, là qu’une grande portion de l’équipage travaille et séjourne presque continuellement.

Combien l’existence de l’équipage était plus saine, plus fortifiante, plus véritablement maritime, si je puis m’exprimer ainsi, à bord des navires à voiles où les occupations habituelles appelaient presque constamment les hommes au grand air ! Alors l’orgueil du vaisseau, c’était la mâture, le maître-outil, celui grâce auquel on se lançait avec confiance aux explorations lointaines : et toutes les manœuvres qui la concernaient formaient l’exercice par excellence. A l’appel des sifflets aigus, nombreux, joyeux, tout l’équipage montait sur le pont. Puis, sur un ordre lancé à pleine voix par l’officier de manœuvre, c’était l’ascension rapide le long des haubans, l’éparpillement sur les vergues : avec quel entrain on courait dans les agrès, avec quelle furie sur le pont on halait sur les cordages ! Et, sous ces multiples efforts, les voiles se déployaient en claquant au vent, ces vergues montaient, s’orientaient, le navire se couvrait de toile, s’inclinant sous la brise, animé soudain, prêt en des courbes gracieuses à suivre les méandres d’un chenal encombré de rochers ou de bancs. Chaque jour, soit en rade, soit durant les longues traversées, l’équipage s’exerçait ainsi : merveilleuse gymnastique à laquelle les marins apportaient une conviction qu’entraînaient constamment les services rendus par la voilure. Aussi quels gaillards alertes, bien découplés, quelles tournures dégourdies ! Comme le marin d’alors répondait à l’idéal que s’en font encore, mais de moins en moins, les bonnes gens du centre de la France !

Aujourd’hui quelques rares croiseurs, de ceux qui sont destinés aux campagnes lointaines, ont seuls encore des voiles, une mâture dite auxiliaire, quelque chose comme un pis-aller… Le plus grand nombre de nos vaisseaux portent bien de longs tubes verticaux auxquels on a conservé le nom de mâts ; mais ce sont, en réalité, de hauts supports couronnés de plates- formes d’où s’allongent en saillie des canons à tir rapide ; presque des tours déjà, ces tubes, dont quelques-uns sont assez larges pour recevoir un escalier intérieur.

Il ne reste guère plus, pour développer et entretenir chez nos marins cette agilité, cette vigueur physique qui leur sont indispensables en tant de circonstances, il ne reste plus que la classique gymnastique des lycées et des troupes de terre. Un trapèze, une barre fixe, des anneaux sont, à la fin de chaque après-midi, installés sur le pont. La moitié de l’équipage est appelée : et tandis que les uns s’exercent aux appareils, les autres exécutent des mouvements d’assouplissement. Tout cela est très bon, sans doute ; mais les séances sont courtes et les hommes, qui ne se rendent pas un compte immédiat de l’utilité de pareils exercices, y apportent beaucoup de docilité, certes, mais peu d’enthousiasme. En réalité, on n’a pas encore remplacé à ce point de vue le fortifiant exercice de la manœuvre d’antan, et la race des marins d’aujourd’hui menace d’être en force physique notablement inférieure à celle de ses aînés.

Exercices de gymnastique, Léon Couturier.

Il est à remarquer que les matelots ont peu l’occasion de s’entraîner à la marche : il n’y a guère à descendre à terre dans ce but que ce qu’on appelle à bord la Compagnie de débarquement. C’est un détachement composé d’hommes plus spécialement exercés au maniement du fusil : il comprend, en outre, un ou deux canons de soixante-cinq millimètres qui se traînent à bras d’hommes.

C’est une de ces petites pièces que Couturier vous présente avec son armement. Canon, affût, caissons, tout cela est léger et roule rondement sur les routes ; un peu joujou peut-être, mais sans de trop grandes prétentions. Que sur quelque rive lointaine, plus ou moins sauvage encore, une peuplade porte atteinte à l’honneur de notre pavillon ou à la sécurité de nos nationaux, si un navire français se trouve dans les parages, c’est alors que fusiliers et petits canons ont à se montrer. Quelques canots où l’on transporte la compagnie de débarquement et le matériel d’artillerie, démonté, une plage où nos marins sautent à terre, où, en un clin d’œil, les pièces sont placées sur leurs affûts et les caissons attelés, quelques sonneries de clairon un peu enlevantes et la petite troupe montre allègrement à l’ennemi que la France a le bras long et sait faire respecter ses couleurs sur les rivages les plus éloignés de la mère-patrie.

Attelage d’une pièce de soixante-cinq millimètres, Léon Couturier.

Comme nous l’avons précédemment dit, chaque navire possède toute une série d’embarcations : chaloupe, canots, baleinières, youyous. Le nombre en est variable ainsi que la capacité, suivant l’importance du bâtiment. En général on en fournit suffisamment pour que leur ensemble puisse contenir tout l’équipage, en cas d’un événement qui nécessiterait l’évacuation du navire.

Quand on navigue au large, toute cette flottille est placée à bord, sur le pont d’ordinaire, de façon à se trouver, autant que possible, à l’abri de la mer, mais en dépit de toutes les précautions, il arrive assez fréquemment, pendant les gros temps, que les lames, à la faveur du roulis et du tangage, les atteignent, les cueillent et les enlèvent avec une rapidité et une force qui défient toute résistance de la part de l’équipage.

En rade, on n’a pas à craindre de tels assauts ; mais il serait fort imprudent néanmoins de laisser à l’eau les canots pendant la nuit : aussi tous les soirs les
hisse-t-on le long des flancs du navire, sous des grues qui s’avancent vers l’extérieur et qu’on nomme bossoirs. Quand le temps est beau, la mer plate, cette opération ne présente aucune difficulté et se fait alors méthodiquement, avec la correction d’un exercice de canon ou de fusil. L’ordre donné, les embarcations, conduites seulement par deux hommes, le patron et le brigadier, viennent au-dessous de leurs bossoirs respectifs : et là, les poulies inférieures des palans étant crochées dans des boucles fixées à l’avant et à l’arrière de chaque canot, celui-ci, au commandement de l’officier de quart, est enlevé, monte d’un mouvement uniforme, de façon à rester bien horizontal et vient s’appliquer exactement contre l’extrémité de ses bossoirs. Le dessin de Couturier fait, mieux que bien des explications, comprendre la manœuvre : le patron devant veille à ce qu’un palan soit clair, le brigadier avec sa gaffe empêche que dans son balancement le canot n’aille se cogner contre les flancs du navire, et sur le bord d’une passerelle, un 2e maître, le sifflet à la bouche, se tient et de sa main étendue modère l’allure de l’équipage qui, caché à l’œil du lecteur par les bastingages, marche d’un pas cadencé, en deux longues files, sur le pont.

Hissage des embarcations, Léon Couturier.

Ainsi, en temps-ordinaire, en quelques minutes, on met à l’abri de la mer les embarcations d’un navire. Mais pour peu que la mer soit houleuse ou simplement clapoteuse, la manœuvre demande alors de la part de tous une attention, une rapidité opportune dans le commandement et dans l’exécution qui la complique singulièrement. Le navire, lourde masse, roule : le canot est là, sous ce flanc qui oscille, lui-même cahoté, ballotté, tantôt soudain écarté du bord, tantôt jeté brutalement contre cette muraille de fer ; et il a l’air si frêle ainsi pris entre cette enclume mouvante formée par le navire et ces coups de marteau traîtres, acharnés, implacables qui sont les chocs des lames ! Les pauvres diables, trois ou quatre, qui sont dedans, peuvent à peine se tenir, et ils ont pourtant une rude besogne à faire : les uns veillent à déborder, essayant d’amortir ces secousses qui menacent de broyer le canot à chaque instant contre le bord, tandis que les autres, les mains cramponnées aux lourdes poulies, sont chargés, opération délicate, de les présenter, de les crocher d’un mouvement rapide au commandement que, là-haut, anxieux, l’officier de quart s’apprête à faire.

C’est lui le deus ex machina : il a rangé l’équipage, il l’a prévenu d’avoir à enlever rondement sur son ordre et il est là, attendant, guettant le moment propice, un de ces calmes passagers et intermittents qui par instants se produisent, dans l’agitation des lames, l’instant fugitif d’une accalmie. En voilà une et aussitôt : Crochez ! Dans le canot on croche ! Hissez! et sur le pont tout le monde fait effort : les palans se raidissent avec des claquements comme d’un fouet, et le canot s’enlève suivi quelques secondes encore par les crêtes de lames qui en coups de bélier avec des bruits sourds assaillent le dessous de sa coque : enfin le voilà hors d’affaire.

Cet émouvant épisode n’a pas toujours une aussi heureuse issue : soit que les palans ne crochent pas ensemble, soit que l’un d’entre eux vienne à se décrocher avant d’être suffisamment raidi, on voit parfois une des extrémités du canot seulement s’élever, sans qu’on puisse arrêter à temps l’élan de l’équipage, et les hommes du canot sont jetés à l’eau ; à l’eau encore si c’est un des palans qui casse pendant le hissage, et quand ils en sont quittes pour un bain, le mal n’est pas grand. Mais les gens que la mer prend entre le canot et le bord, ceux que de là l’on retire mutilés, et ceux qui dans telles chutes, étourdis, coulent à pic dans les eaux profondes et tourmentées… ceux que l’on ne retrouve plus ? C’est dans ces circonstances assez fréquentes, en hiver, sur bien des rades, au cours de leur existence ordinaire, c’est dans cette lutte presque incessante avec leur ennemie, la mer, la mer insidieuse et brutale, que nos matelots endurcissent leurs âmes et leurs corps, et c’est ainsi, d’une façon presque journalière, que se développent chez nos officiers et chez nos matelots le sang-froid, l’énergie, le coup d’œil et aussi cet esprit de solidarité qui, plus que tous les règlements, plus que toutes les disciplines, fait la force de notre marine.

« Les permissionnaires à l’appel !… » Quelques seconds-maîtres, quartiers-maîtres et matelots, montent des panneaux, en bleu, endimanchés, farauds, donnant un dernier coup à leurs bonnets, à leurs cols, à leurs cravates et viennent s’aligner à côté de la coupée, la plupart tenant de petits paquets de linge dans un mouchoir noué. Là, inspection du capitaine d’armes et Par le flanc gauche !… Voilà mes gaillards qui à la file disparaissent allègrement dans l’échelle extérieure pour embarquer dans les canots qui vont les conduire à terre.

Les permissionnaires à l’appel, Léon Couturier.

Il est de règle que chaque soir les hommes non punis d’une division (une division représente le quart de l’équipage) soient autorisés ainsi à s’absenter du bord jusqu’au lendemain matin 7 heures :

Nous s’en irons
Chacun chez nos hôtesses,
Qui nous ferons
Cent mille politesses !

Chantent les mathurins : et c’est à bras ouverts que les patronnes des guinguettes les accueillent, dès le seuil de leur porte, contre leurs devantures où s’étalent des plats variés, beaucoup de fritures et surtout de la salade, de cette bonne verdure dont le matelot est si friand. On s’assied, on dîne solidement et on boit pour être mieux encore, les gosiers maritimes étant très altérés, à cause de la salure de l’air marin… probablement. Puis au son d’un accordéon ou d’un crin-crin, dans la salle même du festin, on organise, si l’on peut, quelque petite sauterie : en tous cas on rit. On chante, on savoure avec bonheur ces quelques heures de liberté.

Mais laissons nos joyeux permissionnaires : aussi bien serait-il… imprudent de les suivre en leurs multiples pérégrinations et mieux vaut revenir sagement à bord. La journée tire à sa fin : là aussi on s’est restauré, mais plus frugalement d’une simple soupe aux haricots et d’un quart de vin, consolation du matelot. Encore un coup de balai et la sonnerie des postes de combat se fait entendre. Chacun se porte rapidement à l’endroit du navire où il aurait à faire dans le cas du combat réel et prend place à côté de la pièce ou dans le détachement dont il fait partie, mais sans armes. Il s’agit d’une mesure d’ordre, d’un appel qui permette de voir s’il n’y a pas d’absence illégale, quelque coureur de bordées subrepticement parti, et en même temps qui laisse entrer chaque soir plus profondément dans la tête de chaque homme sa fonction à bord, son rôle, son poste non seulement pour le combat, mais encore pour l’incendie ou pour toute autre éventualité, telle qu’un abordage, par exemple.

L’équipage au poste de combat, Léon Couturier.

Le capitaine de frégate, second du navire, prévenu, parait, précédé de fanaux : il descend dans les profondeurs, visite successivement tous les étages, scrute tous les coins sombres, interroge au hasard quelques hommes sur ce qu’ils auraient à faire, enfin s’assure que toutes les précautions sont prises en prévision de la nuit. La nuit ! L’ombre, le vent, la mer ! Le cahot où l’on est balloté, perdu ; la moindre manœuvre est difficile ! Comme à l’avance il faut que tout soit sous la main prêt, si simplement ordonné que l’homme à moitié réveillé parfois puisse exécuter comme inconsciemment l’ordre reçu. Dans le fond, dans cette région fragmentée en tant de compartiments, il faut que les portes étanche qui les isolent parfaitement l’un de l’autre soient fermées autant que possible : et celles qui restent ouvertes pour ne pas gêner outre mesure certains services doivent être prêtes à tomber au premier ordre : à ces conditions seules on pourra conjurer le désastre imminent après un abordage.

Dans la batterie, il faut que les chaînes des ancres soient dégagées de façon qu’on puisse mouiller en supplément si sous l’effort du vent ou de la mer on venait à chasser. Et l’incendie ! Partout des manches à élonger, des tubulures à visser, des pompes à gréer afin qu’on soit à même de traquer l’ennemi là où il pourrait subitement se déclarer. Le capitaine de frégate examine tout, veille à tout. Allons, rien ne cloche ! Et la dernière sonnerie, le Branle-bas résonne : les hommes se réunissent sur le pont : une courte prière et ils peuvent prendre leurs hamacs, les crocher, se reposer enfin.

A travers les batteries bientôt silencieuses, dans l’ombre les fanaux de loin en loin font la trouée de leurs lueurs jaunâtres, le sommeil saisit tout de suite ces gars jeunes et dont les muscles ont besoin de se détendre après le dur labeur de la journée. Mélancoliques, rêvasseurs, d’un va-et-vient lent d’animal en cage, les factionnaires se promènent à petits pas. Quelque temps encore chez le commandant, chez les officiers on cause, on travaille, puis vers dix heures, là aussi tout se tait.

Sur le pont on entend le pas cadencé du maître de quart : de demi-heure en demi-heure c’est le tintement de la cloche suivie du Bon quart devant… Derrière ! des factionnaires au plein air : c’est parfois le oh ! du canot ! qui sert à héler quelque embarcation attardée ; c’est surtout le plus souvent le bruit de la brise à travers le gréement, le clapotis de la mer le long du bord, le grincement d’une échelle dont les flots tourmentent le pied, la longue plainte du navire qui se balance. Un peu avant onze heures, fin du premier quart des matelots, l’intérieur du bâtiment semble un instant s’animer : « Entends-tu, Tribordais, debout, debout au quart », ce sont les gens du second quart qu’on vient réveiller : « Entends-tu, debout, debout ! » Cela roule dans les batteries : des hamacs s’agitent, des crocs grincent, des hommes sautent, s’habillent, montent sur le pont, au vent, à la pluie.

En même temps que les hommes de quart, un officier veille aussi : il y en a ainsi trois qui se partagent la nuit. Couturier vous montre la petite scène du réveil. Dans la chambre un fanal indiscret éclaire la figure surprise de l’officier réveillé en sursaut.
« C’est bien ! Quel temps fait-il ? » Le timonier répond, allume la bougie, puis sort.
Brrrr ! on était si bien dans sa couchette ! Allons ! Et on s’habille, et on va là-haut remplacer le camarade. D’abord cela parait terrible ! Puis peu à peu le cerveau se dégage de toutes les brumes ; on se ressaisit, on se raisonne, et tout en se promenant de long en large, on se dit qu’on est le grand veilleur, le responsable : et qu’aux humbles qui veillent aussi vous devez l’exemple de ces fatigues endurées en commun, afin qu’ils comptent sur vous, comme vous devez pouvoir compter sur eux. Vous n’êtes plus seul sur cette dunette : une voix vous parle, celle qui sait ennoblir parfois les besognes les plus fastidieuses, la voix du devoir. Et vous vous sentez tout réconforté soudain.

Le réveil de l’officier de quart, Léon Couturier.

Mais je n’ai pas voulu en ces quelques articles faits pour commenter les dessins si vrais de mon ami Couturier, je n’ai pas voulu vous raconter la vie de l’officier : c’est celle du marin, de l’humble matelot que je me suis proposé de faire passer sous vos yeux, vous le montrant à sa besogne de tous les jours, consacrant une partie de ses heures à tenir propre, reluisante, coquette même, sa demeure flottante, une autre à la préparation au combat par les exercice les plus variés, une autre enfin à effectuer des corvées souvent très dures, parfois périlleuses et à travers toutes occupations, toujours soumis, plein d’entrain et de bonne volonté.

Parbleu, il n’est pas parfait : il a aussi ses travers, ses faiblesses : qui, n’en a pas ? Mais au fond de tout c’est un grand enfant et pour cela je l’aime et je serais fier si, après m’avoir lu, vous vous disiez en pensant à nos marins ce mot qui vaut plus que de l’estime, car il s’y mêle je ne sais quelle chaleur venant du cœur : « Oui, vraiment ! ce sont de braves gens ! »

Le dimanche à bord, Léon Couturier.

En couverture : Sur la passerelle, tableau de Léon Couturier (1842-1935), Musée National de la Marine.

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