De Boyardville à Fou-Tchéou

Alban Lannéhoa

Les marines européennes ont porté un œil attentif sur les avancées technologiques survenues outre-Atlantique au cours de la guerre de Sécession, notamment sur l’emploi des torpilles, plus impressionnant que décisif. Les expériences réalisées en France vont mener à la mise en place d’une force de torpilleurs, dont certains vont s’illustrer en Extrême-Orient dans l’escadre de l’amiral Courbet.

Les travaux sur les charges explosives sous-marines sont déjà anciens en France. Dès la fin des années 1820, Jacques-Philippe Mérigon de Montgéry (1782-1839) imagine un dispositif permettant de tirer des fusées subaquatiques : un tube métallique, muni d’une culasse à charnière pour accueillir la fusée, pénètre dans l’embrasure d’un sabord sous la flottaison, obturé par une soupape. L’idée de tirer une fusée sous l’eau peut sembler saugrenue, mais des expériences ont démontré que si l’eau nuit à l’action des gaz de combustion et s’oppose à la progression de la fusée, elle en compense en grande partie la gravité et conduit mieux le projectile que l’air. Il reste toutefois peu probable d’en tirer une arme véritablement efficace. En outre, l’idée de pratiquer des ouvertures dans les carènes sous la flottaison suscite de vives oppositions, les ingénieurs navals n’étant pas convaincus de la possibilité d’en assurer l’étanchéité efficacement, notamment lorsque d’inévitables secousses résulteront d’un combat.

Projet de fusé sous-marine de Jacques-Philippe Mérigon de Montgéry.

En 1846, le prince de Joinville, commandant l’escadre d’évolutions, réalise plus modestement en rade La Spezia une expérience d’explosion d’une charge sous-marine contre une estacade. Mais il faudra encore attendre une vingtaine d’années et l’observation des progrès technologiques réalisés en Amérique au cours de la guerre de Sécession pour voir le sujet susciter un véritable engouement en Europe.

Le 15 juin 1865, intervenant à l’occasion des discussions sur le budget de la Marine, Aimé Lescoat de Kervéguen s’enthousiasmae au sujet du torpilleur que l’on a vu s’illustrer aux Etats-Unis : « A peine les navires cuirassés existent-ils que voilà une nouvelle découverte qui apparaît et renverse tout. Moyennant une petite somme de 500 fr., on fait sauter à grande distance et sans danger pour soi un cuirassé qui a coûté 8 millions ». L’enthousiasme du député du Var est probablement un peu prématuré : les 500 francs évoqués par l’élu renvoient au coût de la torpille et non du torpilleur lui-même, et si le gros de l’escadre amie reste effectivement à distance et hors de tout danger, le torpilleur lui-même prend un risque certain. En outre, un seul cuirassé a été coulé avec succès au cours de la guerre de Sécession : le CSS Albermarle était un cuirassé à casemate que l’on ne pourrait comparer aux cuirassés de haut bord en service en Europe. L’USS New Ironsides, plus proche des cuirassés type Gloire, n’a quant à lui subi que des dommages superficiels lors de l’attaque par le CSS David. L’opinion publique comme les spécialistes de la chose navale reste malgré tout sous la forte impression produite par ces coups d’éclat. Le 15 août, le prince de Joinville estime à son tour qu’il n’existe « aucun moyen de se soustraire à ce danger ».

On développe la même année un premier projet de torpilleur, sous l’égide du vice-amiral de Chabannes, préfet maritime de Toulon, et de Monsieur Verlacque, ingénieur aux Forges et Chantiers de la Méditerranée à La Seyne. Ce projet de « garde-port » consiste en une chaloupe à vapeur de 20 mètres, en partie submersible, recouverte d’une carapace métallique qui devait faire ressembler cette embarcation au CSS Manassas. Il est toutefois encore un peu tôt pour construire un tel navire, la marine française va d’abord conduire des expérimentations sur les explosifs sous-marins.

On réalise notamment un essai de torpille contre la vieille coque de l’ancienne frégate à roues Vauban en rade de Toulon le 28 février 1866. Une chaloupe à vapeur, munie d’un « éperon sous-marin armé à son extrémité d’une capsule fulminante » vient placer contre la cible sa charge, contenant seulement 3 kg de poudre,  environ un mètre sous la flottaison. L’explosion produit une énorme brèche et fait couler sur place la vieille coque.

Expériences de torpilles en rade de Toulon le 28 février 1866. Gravure E. Roevens d’après un croquis de M. Decoreis, Le Monde Illustré, 31 mars 1866, BNF Gallica.
Manœuvre de la torpille depuis la chaloupe à vapeur. Le Monde Illustré, 31 mars 1866, BNF Gallica.

Une première commission de torpilles est nommée la même année sous la présidence du vice-amiral Martin Fourichon (1809-1884), futur ministre de la Marine et des colonies. Cette commission recueille les enseignements du commander Matthew Fontaine Maury (1806-1873), qui fut chargé de la défense des côtes des Etats confédérés d’Amérique. On créée dans les mois qui suivent une école des torpilles à Boyardville en Charente, commandée par le capitaine de frégate René Alfred Lefort (1824-1895) jusqu’à la guerre de 1870. Lefort étudie notamment les effets des explosions sous-marines et propose des formules mathématiques visant à déterminer la distance à laquelle une charge donnée peut endommager irrémédiablement une carène, selon le type d’explosif employé. Il donne également des conférences sur le vaisseau Louis XIV, bâtiment-école des canonniers. Les 20 et 24 avril 1868, l’équipage du vaisseau se livre en rade des îles d’Hyères à des expériences sur les torpilles, que l’on dit « appelées à détrôner l’artillerie des vaisseaux ainsi que leurs redoutable éperon ». Une charge de 500 kg de poudre est mouillée à plusieurs dizaines de mètres de fond à 60 mètres du rocher du Cap de Léoube. La secousse produite par l’explosion est ressentie par les marins débarqués mais également par ceux du vaisseau situé à 900 mètres des lieux. On suppose que le choc s’est propagé au navire par sa chaîne reposant sur le fond.

Expérience de torpilles sous-marines faites par le vaisseau Louis XIV en rade des îles d’Hyères le 24 avril 1868. Gravure P. Férac et C. Maurand, Le Monde Illustré, 9 mai 1868, BNF Gallica.

En 1869, l’ingénieur de la Marine Lebelin de Dionne (1827-1904) et les ingénieurs civils Dumoulin et Froment présentent un projet de canot porte-torpilles télécommandé. Le canot à vapeur est pourvu d’une chaudière Belleville à montée rapide en pression, chauffant à mazout et non plus au charbon, d’un gyroscope et d’un appareil télégraphique filaire permettant sa commande à distance, ainsi que d’un système de mise à feu automatique de la charge de 100 kg de dynamite. Les trois hommes ont inventé le drone naval militarisé, 150 ans avant les emplois opérationnels de telles armes en mer Noire. Ce projet et l’ensemble des études sur les torpilles sont toutefois interrompus par la guerre de 1870.

En 1872, une Commission supérieure des défenses sous-marines est placée sous le commandement du contre-amiral Siméon Bourgois (1815-1887), concepteur dix ans plus tôt du sous-marin expérimental Plongeur. Contrairement à ce que laisse penser son nom, cette commission n’est pas uniquement en charge des aspects défensifs mais également du volet offensif, l’ensemble étant vu comme une contribution à la défense active de nos approches maritimes. On y étudie notamment le projet de canot télécommandé de messieurs Lebelin de Dionne, Dumoulin et Froment. L’appareil est toutefois jugé trop lent pour être utile, et ne connaît malheureusement pas de développement.

Ce projet de canot télécommandé souffre très certainement de la comparaison avec un autre armement étudié par la Commission des défenses sous-marines : la torpille automobile. L’idée de doter une torpille d’une propulsion autonome vient de Giovanni Biagio Luppis (1813-1875), officier de la marine austro-hongroise qui imagine au début des années 1860 un mécanisme à ressort actionnant une hélice pour propulser une embarcation. Le système est encore peu pratique : l’appareil baptisé Salvacoste doit être dirigé par des filins depuis la terre. Cette première torpille automobile est, comme son nom l’indique, plutôt destinée à défendre une côte, et son emploi à la mer est difficilement envisageable dans ces conditions.

Le Salvacoste de Giovanni Biagio Luppis. Dessin Aldo Cherini.

Une rencontre déterminante va permettre à Luppis de développer ce concept innovant : il contacte en 1864 l’anglais Robert Whitehead (1823-1905) directeur du Stabilimento Tecnico Fiumano. Constatant que le Salvacoste est trop instable et dépendant fortement de l’état de la mer, Whitehead imagine une torpille sous-marine en fuseau de 3,50 mètres de long, également propulsée par une hélice à air comprimé, permettant d’atteindre une vitesse de 6 à 7 nœuds. Pesant 140 kg, la torpille de Luppis et Whitehead est pourvue d’une charge de 15 à 20 kg de fulmicoton (nitrocellulose). Cette torpille, désignée « Siluro » par analogie avec le poisson du même nom, est testée à la fin de l’année 1866. Les résultats sont satisfaisants, et la Marine autrichienne passe commande en mars 1867.

La torpille « Siluro » de Luppis et Whitehead. Dessin Aldo Cherini.

La Royal Navy va naturellement profiter des travaux de Whitehead, invité à présenter ses travaux en 1869. Des essais sont conduits en 1870, et la marine britannique passe commande pour une fabrication sous licence en 1872. En France, la Commission des défenses sous-marines fait également preuve d’un intérêt certain pour la torpille automobile, testée depuis le Catinat,attaché à l’école de Boyarville. On installe sur l’ancienne corvette à roue un tube lance-torpille placé dans l’axe du navire sous la flottaison. Les résultats sont satisfaisants, et la marine fait acquisition de l’armement le 5 avril 1873 par un contrat tenu secret. Whitehead rachète la même année le Stabilimento Tecnico Fiumano, menacé de faillite. Les torpilles automobiles resteront connues sous son seul nom, éclipsant malheureusement celui de Luppis qui est à l’origine de ce concept.

Deux modèles de torpilles Whitehead entrent en service en France : le modèle 1873 de 4,77 mètres de longueur et pesant 180 kg présente encore les arrêtes saillantes des premières versions du Siluro. Cette torpille peut porter une charge de 30 kg à une vitesse de 10 nœuds sur une distance de 180 à 200 mètres. Sur la version de 1874, les saillants sont supprimés et l’engin est beaucoup plus fin. Mesurant 5,80 mètres de long, cette torpille peut porter une charge de 35 kg et atteindre une vitesse de 20 nœuds sur 180 mètres, ou de 16 nœuds sur 800 mètres. Les performances de la torpille automobile deviennent ainsi particulièrement intéressantes.

Torpilles Whitehead du modèle 1873 et 1874.
Cours sur les torpilles, Frégate école d’application Flore, 1877-1878.

En parallèle, les expérimentations sur les charges explosives sous-marines se poursuivent, dans le but de valider empiriquement les modélisations mathématiques initiées par le commandant Lefort avant la guerre de 1870, afin de définir réglementairement le poids des charges à employer sur les différents types de torpilles. Le 2 mars 1875, on place en rade de Toulon sous l’ancienne frégate à roues Eldorado une charge de 880 kg de fulmicoton. Le navire est soulevé et brisé en deux par l’explosion.

Expérience de torpille sur l’Eldorado en rade de Toulon le 2 mars 1875. Dessin de Louis Ernest Lesage, alias Sahib (1847-1919), Le Monde lllustré, 13 mars 1875, BNF Gallica.

La mesure des résultats de l’expérience n’est pas uniquement visuelle : on utilise également un dynamomètre à écrasement conçu par M. Moisson, mesurant l’effet de l’explosion à diverses distances. S’estimant assez éclairée, la Commission des défenses sous-marines détermine les charges de fulmicoton ou de poudre noire à appliquer réglementairement sur les torpilles dormantes selon la profondeur des défenses.

Charges d’explosif réglementées selon la profondeur des défenses. Cours sur les torpilles, Frégate école d’application Flore, 1877-1878.

On lance également avec le programme de 1876 la construction des 7 premiers « torpilleurs numérotés », identifiés par un numéro de coque et non par un nom, comme cela sera l’usage pour cette catégorie de navires jusqu’au début du XXe siècle. La construction de ces navires expérimentaux est confiée à cinq chantiers différents pour essais comparatifs : deux sont produits par les chantiers Claparède, un par l’arsenal de Rochefort, un par le chantier britannique Yarrow, deux par Thornycroft également au Royaume-Uni, et le dernier par l’arsenal de Brest.

Le torpilleur n°1, construit par Claparède, est très différent des six autres. Il s’agit d’un navire lance-torpille de haute mer, dérivant d’un projet présenté en 1872 par l’ingénieur du génie maritime Clément. Ce bâtiment imposant, mesurant 38 mètres de long et déplaçant plus de 100 tonnes, est propulsé par deux machines de 700 cv. Il met en œuvre un espar porte-torpille, mais aussi deux tubes lance-torpille, sur l’avant et sur l’arrière, pour la mise en œuvre des torpilles automobiles Whitehead. Le torpilleur n°1 est le premier navire au monde pourvu de ce dispositif. Il donne toutefois peu satisfaction du point de vue des qualités nautiques, peu manœuvrant et pas aussi rapide qu’escompté.

Torpilleur n°1 en cale sèche à Cherbourg en 1877, permettant de distinguer le tube lance-torpille sur l’arrière pour mettre en œuvre une torpille automobile.
Appareil de lancement pour torpilles Whitehead sur le torpilleur n°1. Cours sur les torpilles, Frégate école d’application Flore, 1877-1878.

Les six autres unités du programme de 1876 sont des bâtiments plus légers, déplaçant de 15 à 30 tonnes, et permettant de tester des installations différentes mais mettant tous en œuvre des torpilles portées et non plus automobiles. On conçoit de nouvelles hampes porte-torpille pour ces torpilleurs rapides, conçues en métal et à l’intérieur desquelles on loge les fils conducteurs pour l’inflammation électrique de la charge explosive.

Hampe porte-torpille pour les canots à grande vitesse. Cours sur les torpilles, Frégate école d’application Flore, 1877-1878.

Si ces torpilleurs ne disposent pas de tube lance-torpille intégré à leur carène, on réfléchit à en aménager sur le pont supérieur. On conçoit ainsi les premiers tubes lance-torpilles articulés pour un lancement au-dessus de l’eau. Cette installation est testée en 1877 sur le remorqueur Infatigable à Brest, puis sur le torpilleur n°3.

Système de lancement des torpilles Whitehead au-dessus de l’eau. Cours sur les torpilles, Frégate école d’application Flore, 1877-1878.

Ces travaux sur les torpilleurs ne font pas négliger une alternative très pragmatique et peu coûteuse, qui s’avèrera encore très utile dans les années qui suivent : l’installation d’un espar porte-torpilles sur les nombreux canots à vapeur dont disposent les navires de plus fort tonnage pour les mouvements de l’équipage. On adopte le système Coutausse, du nom du quartier-maître charpentier attaché à l’école de Boyardville qui le conçoit en 1874. Ce système rudimentaire équipera facilement l’ensemble des navires de l’escadre.

Système Coutausse d’espar porte-torpille pour les canots à vapeur. Cours sur les torpilles, Frégate école d’application Flore, 1877-1878.

Au mois de mars 1877, on conduit des essais depuis l’un des deux torpilleurs Thornycroft sur l’ancienne corvette Bayonnaise, désarmée en 1869 et qui fut employée comme bâtiment-amiral à Cherbourg de 1870 à 1876. On fait détoner deux charges de 30 kg de fulmicoton, l’une sur le flanc du navire, l’autre au niveau de son gouvernail, afin de comparer les effets obtenus. Cette expérience est réalisée dans des conditions proches d’un engagement opérationnel réel et non plus sur une coque inerte : la Bayonnaise est remorquée par un navire à vapeur et attaquée en mouvement. Le torpilleur Thornycroft est pour l’occasion commandé par l’Enseigne de vaisseau Lemoine, secondé par deux mécaniciens et un matelot. Les résultats sont impressionnants, et démontrent une nouvelle fois le potentiel du torpilleur.

Effet de l’explosion de la torpille portée par le torpilleur Thornycroft sur la coque de la Bayonnaise en mars 1877. Gravure d’après un dessin de John Henry Rimbault (1820-1888), revue Engineering.
Effet de l’explosion de la seconde torpille sur l’arrière de la Bayonnaise. Revue Scientific American, 21 avril 1877.

Sans attendre les résultats des expériences sur les sept premiers torpilleurs, la marine passe commande le 13 mars 1877 pour 18 torpilleurs de 27 mètres de long, déplaçant 27 à 33 tonnes, dont la construction est répartie entre les chantiers Thornycroft (12 unités numérotées de 8 à 19), Normand (n°20 et 21), Claparède (n°22 et 23) et les Forges et chantiers de la Méditerranée (n°24 et 25). Puis trois grands torpilleurs de plus de 30 mètres, numérotés de 26 à 28, sont commandés aux trois chantiers français.

Torpilleur n°20, premier d’une longue série de torpilleurs produit par les chantiers Normand. Naval History and Heritage Command, NH88786.

Les essais sont jugés satisfaisants, en particulier ceux des torpilleurs Normand : « La vitesse de 19,42 nœuds soutenues pendant trois heures par le N°21 est le résultat le plus remarquable obtenu en France jusqu’à ce jour. Au point de vue du service actif, la grande facilité de conduite de la chaudière et la faible dépense en combustible donnent aux torpilleurs 20 et 21 un avantage marqué sur les bâtiments similaires essayés jusqu’à présent ».

Suivent quatre « torpilleurs vedettes » numérotés de 29 à 32, sortis des chantiers Thornycroft et Yarrrow, et pourvus de tubes lance-torpilles, puis 23 nouveaux torpilleurs de 27 mètres, numérotés de 33 à 55, dont la production est toujours répartie entre les chantiers Normand, Claparède et les Forges et chantiers de la Méditerranée. Deux de ces bâtiments, les n°45 et n°46, vont s’illustrer en Extrême-Orient dans l’escadre de l’amiral Courbet. Ils sont embarqués à bord de transports pour rejoindre ce lointain théâtre d’opérations.

Embarquement d’un torpilleur. L’escadre de l’amiral Courbet, Maurice Loir.

Le torpilleur n°45 est commandé par le Lieutenant de Vaisseau Latour, le n°46 par le Lieutenant de Vaisseau Marius Douzans. Les bâtiments patrouillent dans les nombreux bras du delta du fleuve Rouge depuis Ha Long. Les conditions météorologiques parfois capricieuses en baie d’Halong sont difficiles pour les équipages des deux navires, qui offrent peu d’abri. On couvre les torpilleurs d’une paillotte rudimentaire pour offrir une maigre protection contre les pluies. Début juillet 1884, les deux navires sont fortement secoués : « Le commandant Trêve [commandant de l’Atalante] donne l’ordre à leurs capitaines d’appareiller et d’aller se réfugier dans un endroit voisin de la baie, où les rochers les plus rapprochés pourront leur donner un abri suffisant contre la mer. Le 45 était le plus dangereusement placé. Dans une rafale sa paillotte fut enlevée presque complètement ; il parvint à prendre la passe de l’Arche et à aller mouiller près du Crapaud, où se trouvait déjà le Drac. Ce transport, pareil à la Saône, devait emmener à Haïphong toute une société de passagers et était rentré se mettre à l’abri à l’aspect du mauvais temps. Le 46 alla bientôt rejoindre le même mouillage. […] A cinq heures, presque subitement, calme plat ; dès lors on était sûr que l’on avait affaire à un typhon dont le centre passait sur la baie d’Halong, et l’on attendit d’un moment à l’autre la reprise du sud-sud-est ; cette reprise de la brise devait être plus violente que la première, parce que cette fois elle venait du large, sans être arrêtée par rien. Pendant cette accalmie le commandant du Drac crut avoir le temps d’envoyer des secours au 46 qui avait perdu une ancre, et fit armer son youyou. Celui-ci eut le temps d’arriver au torpilleur ; mais au moment où il allait le quitter, la brise reprit tout à coup par une violente rafale, et un des hommes du youyou, qui n’eut pas le temps d’embarquer sur le torpilleur, fut enlevé avec l’embarcation. Le torpilleur chassait et se rapprochait des roches. Le capitaine fit filer par le bout sa dernière ancre et revint tant bien que mal en baie d’Halong où, de l’Atalante, on put lui envoyer une remorque ; un peu abrité derrière le cuirassé, il put supporter la fin du mauvais temps ».

Le torpilleur n°45 en Chine. Dessin Maurice Loir (1852-1924).

Après la prise de Sontay et de Bắc Ninh par le corps expéditionnaire de l’amiral Courbet, une colonne française envoyée occuper Lạng Sơn est prise en embuscade et mise en déroute à Bac Lê au mois de juin 1884 par des troupes régulières chinoises. L’escadre de l’amiral Courbet est envoyée devant les côtes chinoises pour une démonstration de force, et vient faire le blocus de la rivière Min, en aval de l’arsenal de Fou Tchéou (Fuzhou), où est retranchée la flotte de l’amiral Ting.

Les deux torpilleurs vont être mis à contribution. Si l’escadre française est supérieure technologiquement, disposant de navires cuirassés et comptant sur une artillerie moderne, elle ne peut évoluer librement dans la rivière Min, et quelques navires chinois peuvent représenter une menace, notamment le vaisseau amiral Yang-Ou, déplaçant 1400 tonnes et portant dix canons. Des canots porte-torpille chinois imposent également aux bâtiments français une vigilance particulière.

Attaque de la flotte chinoise à Fou-Tchéou (Fuzhou) sur la Rivière Min.

Il revient aux torpilleurs de neutraliser le croiseur Yang-Ou (揚武, « force militaire ») et le transport Fou-Sing (福星, « bonne étoile »). Le matin du 23 août 1884, les deux navires reçoivent le signal d’attaque. Le n°46 vient placer sa torpille sous la hanche du premier navire. L’explosion ouvre une voie d’eau, et le bâtiment chinois va se jeter à la côte près de l’arsenal. La chaudière du torpilleur est touchée au moment de battre en arrière, et sa hampe est cassée par un projectile du Fou-Sing. Désemparé, le 46 part à la dérive, heureusement dirigé par le courant vers l’escadre française. Le torpilleur n°45 parvient également à placer sa torpille sous le Fou-Sing. Soulevé par l’explosion, il est retenu par sa hampe à sa cible et, l’hélice hors de l’eau, ne parvient pas à se retirer. Sous un feu nourri, sa position est délicate et le Lieutenant de vaisseau Latour est grièvement blessé. Le lieutenant de vaisseau Auguste Boué de Lapeyrère vient à son secours sur un canot du Volta, également armé d’une torpille. Le voyant arriver, le Fou-Sing cherche à fuir et ce faisant dégage le 45. Le canot de Lapeyrère parvient à placer sa torpille sous le navire chinois et à endommager son hélice, le laissant à son tour désemparé et incendié.

L’attaque du Fou-Sing. L’escadre de l’amiral Courbet, Maurice Loir.

L’escadre française ouvre ensuite le feu sur les batteries côtières et sur les canonnières chinoises les plus proches, non sans essuyer un feu nourri. Le Volta, sur lequel a pris place l’amiral Courbet, compte de nombreuses victimes. Puis les canots à vapeur, armés de canons-revolver Hotchkiss de 37mm à tir rapide, viennent achever la destruction de la flotte chinoise en coulant les canots porte-torpilles chinois qui ne sont pas entrés en action. Les Chinois seront réduits dans la nuit à tenter une attaque par le moyen d’une jonque transformée en brûlot.

Dans la nuit du 24 août, une nouvelle attaque de canots porte-torpilles chinois est tentée.  Le premier canot est repéré rapidement et essuie le feu de la canonnière Vipère avant de tenter de rebrousser chemin. Eclairé par les projecteurs du Duguay-Trouin, il est coulé par les canons-revolver. Le second canot est abandonné précipitamment par son équipage, certain de subir le même sort.

Attaque des canots porte-torpilles chinois dans la nuit du 24 août 1884. L’escadre de l’amiral Courbet, Maurice Loir.

L’amiral Courbet fera paraître l’ordre du jour suivant :

« Etats-majors et équipages,

Vous venez d’accomplir un fait d’armes dont la marine a le droit d’être fière. Bâtiments de guerre chinois, jonques de guerre, canots porte-torpilles, brûlots, tout ce qui semblait vous menacer au mouillage de la Pagode a disparu ; vous avez bombardé l’arsenal, vous avez détruit toutes les batteries de la rivière Min.

Votre bravoure et votre énergie n’ont rencontré nulle part d’obstacles insurmontables. La France entière admire vos exploits ; sa reconnaissance et sa confiance vous sont acquises. Comptez avec elle sur de nouveaux succès.

COURBET ».

L’escadre française se dirige par la suite vers Formose (Taïwan), et bombarde Keelung et Tamsui au nord de l’île. Au mois de janvier 1885, l’état-major de l’amiral Courbet apprend que cinq grandes unités chinoises de la flotte de Nanyang, dont la frégate Yuyuan (馭遠) et trois croiseurs, ont quitté leur abri de Shanghai. L’amiral décide de se lancer à leur poursuite, et l’on découvre les navires à l’abri de la baie de Shipu. Les torpilleurs 45 et 46 n’étant pas disponible, ont décide de faire usage des canots à vapeur du bâtiment amiral, le cuirassé Bayard, armés de torpilles portées. Les canots sont commandés respectivement par le capitaine de frégate Palma Gourdon (1843-1913), commandant en second du Bayard, et par le lieutenant de vaisseau Emile Duboc, officier du bord.

Le lieutenant de vaisseau Emile Duboc et le capitaine de frégate Palma Gourdon.

Les canots porte-torpille s’engagent en baie de Shipu dans la nuit du 14 au 15 février. Vers 3 heures du matin, ils atteignent le Yuyuan et font détoner les deux torpilles contre la carène de la frégate. La frégate tente de riposer mais n’atteint pas les assaillants, touchant dans la confusion et l’obscurité la corvette Chengqing qui réplique, achevant la destruction mutuelle des navires chinois. Le succès est total, deux bâtiments chinois sont détruits, pour la perte d’un seul marin côté français. Le canot à vapeur du capitaine de frégate Palma Gourdon s’échoue à l’ouest de Shipu, pris en remorque par les embarcations de la Saône.

Carte du combat de Shipu le 15 février 1885.
Canot porte-torpille attaquant la frégate Yuyuan à Shipu. Cette représentation exagère la taille de sa cible.

Shipu sera le dernier coup d’éclat des torpilleurs en Extrême-Orient. Au mois d’avril, les torpilleurs n°45 et 46 sont perdus au cours d’un remorquage de Keelung aux Pescadores. Le croiseur d’Estaing a affronté une mer très formée, et la remorque du 46 a cassé. Le navire parti a la dérive a été suivi une partie de la nuit puis perdu de vue. Les recherches pour le retrouver le lendemain seront infructueuses. Le bâtiment avait déjà été endommagé et a probablement coulé. 

Les exploits des torpilleurs américains au cours de la guerre de Sécession avaient déjà éveillé un intérêt certain en France, ceux des torpilleurs de l’escadre de l’amiral Courbet en Chine vont susciter un véritable engouement. Le courant de la « Jeune école », pensant révolutionner totalement la guerre navale, va malheureusement conduire la marine française dans une impasse.

En couverture : Combat naval de Fou-Tchéou, Tableau de Charles Kuwasseg (1833-1904), 1885.

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