La jeune école

Alban Lannéhoa

Les succès de la torpille, d’abord portée puis automobile, suscitent à la fin du XIXe siècle un engouement sans précédent. Certains voient en cet armement l’avenir de la guerre navale, provoquant la fin de l’escadre cuirassée. Ces idées sont portées par les partisans de la « jeune école » dont les théories radicales vont fortement influencer la doctrine navale française jusqu’à la Première Guerre Mondiale.

Les concepts développés par le courant de pensée que l’on qualifiera de « jeune école » sont exposés très tôt par l’amiral Théophile Aube, qui sera ministre de la marine de janvier 1886 à mai 1887. Avant même les exploits des torpilleurs n°45 et 46 en Extrême-Orient, l’amiral a fait part de ses idées dans l’essai La guerre maritime et les ports militaires de la France, publié en 1882 dans la Revue des deux mondes. Dès l’introduction, l’idée d’une rupture stratégique majeure est énoncée : « Notre temps est une époque de transformation, de passage d’un ordre ancien, lent à mourir, à un ordre nouveau, lent à s’affirmer ». Tout au plus l’amiral estime-t-il que la transition mettra un certain temps, mais les cuirassés apparaissent déjà condamnés, comme les navires de ligne en leur temps. Il est suggéré de miser sur les croiseurs pour conduire une guerre de course, et sur les torpilleurs pour la défense de nos approches maritimes. L’amiral Aube exhorte la marine française à être la première nation à assumer le risque d’une mesure aussi radicale que le « décuirassement » de la flotte.

L’argumentaire de la jeune école s’appuie sur des exemples d’emploi opérationnel réussi de la torpille, comme celui donné par la marine russe le 14 janvier 1878 lorsque le lieutenant de vaisseau Stepan Makarov attaque à la torpille automobile Whitehead sept bâtiments ottomans mouillés devant Batoum avec les vedettes torpilleurs Cesme et Sinope. Les torpilles sont lancées à une distance de 70 mètres et coulent l’Intibakh.

Les torpilleurs Chesme et Sinope coulent l’Intibakh ottoman devant Batoum le 14 janvier 1878. Tableau de Lev Lagorio (1827-1905), 1880.

Les succès des torpilleurs de l’escadre de l’amiral Courbet en Chine ne font qu’amplifier la perception d’un changement stratégique majeur, même si l’on oublie bien vite que c’est un simple canot à vapeur qui a dégagé le torpilleur n°45 en mauvaise posture à Fou-Tchéou en 1884, et que ce sont deux autres embarcations aussi rudimentaires, et non de véritables torpilleurs, qui se sont illustrées à Shipu l’année suivante.

En outre, de premières simulations d’attaques de torpilleurs contre des cuirassés, menées en rade de Cherbourg le 27 septembre 1879, ont donné des résultats peu satisfaisants : les quatre torpilleurs attaquant de nuit la division navale de la Manche ont été repérés et canonnés bien avant leur arrivée au contact de leurs cibles. Mais on compte sur le développement rapide de la torpille automobile, qui suggère que ce mode d’action va devenir plus redoutable encore dans un proche avenir. Les torpilleurs rendraient les blocus impossibles et les ports inattaquables, et ôteraient toute chance de succès à une force assaillante souhaitant débarquer des troupes.

Attaque d’un cuirassé par un torpilleur. La vulnérabilité des lourds cuirassés d’escadre face aux rapides et agiles torpilleurs est un thème récurrent, base de l’argumentaire des partisans de la « jeune école ». L’Illustration, 7 avril 1883.

L’amiral Edmond Jurien de la Gravière (1812-1892) affirme à son tour en 1885 dans l’ouvrage La marine des Ptolémées et la marine des Romains que « toute nouveauté qui menace les colosses et tend à émanciper les moucherons est un progrès dont la marine française ne saurait trop tôt s’emparer, car il n’en faut pas plus pour doubler en quelques années ses forces et sa puissance ».

Le débat sur la place du torpilleur dans la stratégie navale française ne se limite pas aux états-majors, mais s’étend rapidement à la presse. Les idées défendues par l’amiral Aube sont relayées par le journaliste Gabriel Charmes (1850-1886), qui s’intéresse aux questions navales après avoir assisté aux manœuvres de l’escadre d’évolutions, et signe en 1884 La réforme de la Marine, publié dans les colonnes de la Revue des deux mondes. Charmes insiste sur la vulnérabilité des cuirassés d’escadre et sur le risque financier que représente l’investissement dans ces lourds bâtiments : « Il suffira d’un tonneau de poudre bien placé, d’un pétard apporté au milieu d’une nuit sombre par un homme déterminé, pour  »envoyer par le fond » toute la force navale, tous les millions que représentent les navires tels que le Solférino ou le Warrior, sans compter les centaines d’êtres humains qui les monteront ». La référence au Solférino et au HMS Warrior est assez mal choisie : ces navires ont été lancés respectivement en 1859 et en 1861, le premier étant déjà détruit lorsque Charmes livre son argumentaire, et le second venant d’être radié par la Royal Navy.

Appliquant le principe de la division du travail à la marine, Charmes plaide pour une spécialisation à l’extrême des bâtiments et critique vivement la concentration de tous les instruments de la guerre maritime, le canon, l’éperon et la torpille, sur une seule unité de combat : « Les esprits prévoyants faisaient remarquer combien il était absurde, dans un siècle où la vapeur rend toutes les mers aisément et rapidement accessibles, de constituer une marine avec quelques navires puissants mais lents, lourds et coûteux, qui ne sauraient se trouver partout où l’on a besoin d’eux et dont la perte est un malheur irréparable. Pour le prix d’un seul cuirassé ordinaire on aurait eu dix navires de combat, construits beaucoup plus vite, manœuvrant avec une agilité bien supérieure, propres à se porter sur tous les points où leur présence aurait été de quelque utilité ». Charmes se montre absolument radical dans ses idées : le torpilleur ne devrait dans l’idéal disposer d’aucun armement pour ne pas être tenté de dévier de sa mission ! « Si on lui donnait un Hotchkiss, comme on a déjà proposé de le faire, le capitaine risquerait d’être tenté de se battre avec un torpilleur ennemi, négligeant de la sorte le seul but qu’il doit poursuivre… »

Le torpilleur n°56 photographié vers 1885. Il s’agit de l’une des deux nouvelles vedettes lance-torpille construites à La Seyne par les Forges et Chantier de la Méditerranée, deux autres unités (n°58 et 59) étant commandées à Thornycroft. Suivant un concept de spécialisation à l’extrême, ce bâtiment ne dispose pour tout armement que de ses tubes lance-torpille.

Les torpilleurs sont des bâtiments particulièrement légers et vulnérables. Profitant de leur vitesse, et évoluant préférentiellement de nuit pour profiter de l’obscurité, ils restent trahis par de petits détails : les escarbilles de charbon s’échappant des cheminées risquent en particulier de signaler leur approche. On tente pour les masquer de surélever l’avant de ces cheminées, solution finalement contre-productive : la partie haute des cheminées, plus fine, est rapidement portée au rouge par la chaleur des fumées et résidus de combustion, et brille dans la nuit, signalant le navire plus certainement encore que les escarbilles que l’on cherche à cacher. On abandonnera par la suite ce rehaussement des cheminées.

Torpilleur présentant une cheminée exhaussée sur l’avant pour tenter de masquer les escarbilles s’échappant des chaudières.

En outre, l’obscurité ne va pas longtemps garantir une protection fiable au torpilleur. On fait usage dès la fin des années 1870 de puissants projeteurs électriques. Au mois de janvier 1883, un décret ministériel réglemente la présence à bord des navires de projecteurs conçus par le colonel Mangin. Ces équipements sont pourvus de lentilles à facette suivant l’invention de Fresnel au début du siècle, du même type que celles employées dans les phares et qui permettent de concentrer le faisceau lumineux dans une direction donnée. D’abord pensés pour éclairer la marche des navires de nuit et prévenir les abordages, ces projecteurs vont opportunément permettre de lutter contre la nouvelle menace que représentent les torpilleurs, jusqu’à une distance de 3500 à 4000 mètres.

Surprise pendant la nuit d’un bateau porte-torpille au moyen de la lumière électrique. Croquis de l’aspirant Fauré à bord du Suffren, Le Monde Illustré, 17 février 1877, BNF Gallica.

Repérer les torpilleurs ne saurait être suffisant : il faut aussi et surtout être en mesure de repousser leurs attaques en leur opposant des armements appropriés. Ni l’artillerie lourde des cuirassés d’escadre, trop peu réactive, ni les armes individuelles des marins, trop légères, ne conviennent pour les neutraliser. Une gamme intermédiaire d’armement va donc apparaître sur les navires à la fin du XIXe : le canon à tir rapide ou « canon revolver », utilisant un système de barillet rotatif monté sur un berceau central. Il s’agit d’une version lourde de la mitrailleuse conçue pendant la guerre de Sécession par Benjamin Berkeley Hotchkiss, qui s’installe en France en 1867 et y crée une manufacture d’armes. Son canon revolver de 37mm va devenir l’arme idéale pour repousser les attaques d’embarcations légères à courte distance, installées sur le pont de gaillards mais aussi dans les hunes des navires. Ces armements s’avèrent redoutables pour les torpilleurs en tôle, dépourvus de blindage, et dont la survie dépend dès lors de la vitesse d’exécution ou de l’attaque en nombre pour maximiser les chances d’atteindre la cible.

Canon revolver Hotchkiss. Dessin Maurice Rollet de l’Isle, SHD Brest 24 S 2.
Vaisseau cuirassé attaqué par des bateaux torpilleurs, ripostant par armes légères et canons revolvers Hotchkiss. Gravure d’après un tableau du peintre officiel de la Marine Pierre Emile de Crisenoy (1827-1902) présenté au salon de 1879.

La vulnérabilité du torpilleur ne semble pas être une difficulté pour Gabriel Charmes, qui évoque dans un autre ouvrage, Les torpilleurs autonomes et l’avenir de la marine, le nouveau type de navires destiné selon lui à régner sur les mers : « un bateau torpilleur de moins de 50 tonneaux, capable de naviguer en haute mer aussi longuement et aussi sûrement qu’un cuirassé sans mâture de 10 000 tonneaux, avec une supériorité de vitesse de plusieurs nœuds sur celui-ci et des approvisionnements suffisants pour conserver une indépendance complète, pour n’avoir besoin du secours d’aucun bâtiment ». Le journaliste ajoute : « Le torpilleur est devenu indépendant, autonome, libre de ses mouvements : le voilà lancé à la surface des flots, où il n’a plus besoin de personne pour le soutenir et le protéger ».

Charmes s’inspire ici des 15 nouvelles unités commandées aux chantiers Normand : des navires de 33 mètres de long, version agrandie du torpilleur de 27 mètres jugé très réussi. Ces torpilleurs numérotés de 60 à 74 déplacent 46 tonnes et sont propulsés pas une machine compound, la vapeur se détendant successivement dans plusieurs cylindres en cascade, développant 100 chevaux et imprimant une vitesse de 22 nœuds aux essais. Ces bâtiments, uniquement armés de leurs torpilles Whitehead, embarquent 13 hommes, y compris le capitaine, et disposent de trois jours d’autonomie en eau et de huit jours de vivres, neuf tonneaux de charbon donnant un rayon d’action de 500 milles nautiques à une vitesse de 10 nœuds.

Torpilleur n°65 en rade de Cherbourg. Il s’agit d’un grand torpilleur de 33 mètres produit par les chantiers Normand, version allongée et améliorée du torpilleur de 27 mètres. Naval History and Heritage Command, NH 88796.

Les partisans de la Jeune école vont faire en 1884 la démonstration de leur influence grandissante : la commande de 9 « torpilleurs d’escadre » de 41 mètres et déplaçant 66 tonnes, non plus numérotés mais recevant un nom, connus comme la classe Balny, soulève de vives protestations des marins et journalistes tenants de ce courant de pensée, qui voient là un dévoiement du concept du torpilleur, perdant sa qualité essentielle qu’est la discrétion. La jeune école voit dans la mise en service de ces grands torpilleurs une tentative délibérée de dénaturer ce concept afin de ne pas menacer le cuirassé.

Les idées de la jeune école triomphent sous le ministère de l’amiral Aube (1886-1887) : ralentissement de la construction de cuirassés, investissement dans des croiseurs plus légers, création d’une direction des torpilles, et retour en arrière après la classe Balny avec une formule intermédiaire : le torpilleur de 35 mètres, qui fait l’objet d’une commande en deux séries pour un total de 51 unités numérotées de 75 à 125. La production est répartie sur tout le territoire, assurée par les Ateliers et Chantiers de la Loire à Nantes et à Saint-Nazaire, par le Chantier des Etablissements Cai à Paris, le Chantier Schneider à Chalon-sur-Saône, et les Forges et Chantiers de la Méditerranée à La Seyne et au Havre. Les chantiers Normand font exception, ne s’associant pas à la production de ces torpilleurs dont les plans résultent d’un compromis jugé peu satisfaisant.

Curieux spectacle que celui de la mise à l’eau par les chantiers des établissements Cail d’un torpilleur de 35 mètres sur la Seine devant le palais du Trocadéro. Le Génie civil, 13 décembre 1890.

Malgré leurs performances et leur autonomie, ces torpilleurs de 35 mètres tiennent mal la mer et sont surnommés « dos de chameau » en raison de leur manque de stabilité. En témoignent des incidents au cours de navigations côtières, qui démontrent l’incapacité de ces navires à affronter un état de mer que les grands bâtiments subissent sans difficultés. Victimes de cette instabilité, les torpilleurs courent le risque de se coucher sous une lame de travers et de sombrer corps et bien. Dès 1887, les torpilleurs n°99 et 100 manquent de chavirer pendant des manœuvres. Le 1er mars 1889, le torpilleur n°102 commandé par le lieutenant de vaisseau Frédéric Guillaume Schilling quitte Toulon avec une escadrille de torpilleurs. Au retour, le navire heurte une roche devant les Embiez, et se retourne avant de sombrer par 30 mètres de fond. Six des seize marins à bord disparaissent. La balise de la Casserlane signale l’épave depuis le début du XXe siècle.

Naufrage du torpilleur n°102 devant l’île des Embiez le 1er mars 1889.

A peine quelques semaines après ce drame, le 21 mars, le n°110 est perdu à son tour au cours d’un trajet retour du Havre à Cherbourg, à la tête d’une escadre de quatre torpilleurs. Le navire disparaît au large de Barfleur avec son commandant, le lieutenant de vaisseau Pierre Villiers-Moriamé et ses quatorze membres d’équipage. L’Epervier et le Buffle sont envoyés à la recherche du torpilleur mais reviennent à Cherbourg sans avoir rien découvert. Le torpilleur n°55, qui faisait partie de l’escadre, a lui aussi subi l’état de mer avec beaucoup d’efforts et de peine, mais parvient à regagner Le Havre. Des modifications sont apportées à la carène de ces navires pour tenter d’améliorer la stabilité, mais dégrade les qualités nautiques globales, déjà jugées inférieures à celles des 33 mètres produits par les chantiers Normand.

Naufrage du torpilleur n°110. Supplément illustré du Petit Parisien, 31 mars 1889, BNF Gallica.

Les torpilleurs de 35 mètres ne sont pas les seuls à connaître ce genre d’accident. Dans la journée du 16 mai 1895, le torpilleur de 27 mètres n°20, commandé par l’enseigne de vaisseau Souviron et affecté à la défense mobile de Rochefort, fait lui aussi naufrage devant l’île d’Aix alors qu’il revenait de Lorient avec le torpilleur n°119 du lieutenant de vaisseau Lefèvre. Une brise de nord-ouest a subitement fraîchi et le torpilleur a affronté des rafales de vent et une mer très creuse agitée par des courants de jusant. Le navire est finalement mis en travers par une forte lame puis chavire et coule en quelques instants. Cinq marins sont miraculeusement sauvés, recueillis par le n°119. Sept autres disparaissent avec le torpilleur, dont l’enseigne de vaisseau Souviron.

Naufrage du torpilleur n°20 en vue de l’île d’Aix. Supplément illustré du Petit Parisien, 2 juin 1895.

Ces drames ne vont pas porter ombrage aux partisans de la jeune école, bénéficiant toujours d’appuis de poids au sein des états-majors. Gabriel Charmes, toujours fervent défenseur du torpilleur, entend démontrer ses qualités nautiques malgré les incidents répétés, en soulignant les mérites des n°63 et 64 qui ont réalisé une traversée de Toulon à Villefranche dans des conditions périlleuses : « L’escadre avait appareillé le matin par grand vent d’est ; à l’entrée de la rade des îles d’Hyères, dès qu’elle eut quitté l’abri de la terre, la brise fraîchit, le vent se déchaîna avec une violence extraordinaire ; la mer devint bientôt si forte que deux gardes-côtes cuirassés, le Vengeur et le Tonnerre, se virent dans l’impossibilité de continuer à suivre les cuirassés : le premier chercha un refuge sous le fort de Brégançon, le second dut continuer sa marche en route libre. Loin d’imiter cet exemple, les deux torpilleurs ont montré une sûreté de marche extraordinaire ; non seulement, ils ont suivi l’escadre à la vitesse de 10 nœuds, mais lorsque sa vitesse tombait au-dessous de 8 nœuds, ils étaient forcés de la dépasser, leur machine ne leur permettant pas une marche aussi lente. L’impression produite par cette belle tenue de deux navires de 33 mètres et de 45 tonneaux a été considérable ; on peut dire que l’écho en a retenti dans l’Europe entière et qu’il n’a pas été étranger aux expériences qu’ont faites immédiatement toutes les nations maritimes ». Ce récit élogieux relève d’un procédé hasardeux sinon malhonnête : Charmes tire ses conclusions d’un unique exemple, et compare ici le torpilleur à des cuirassés garde-côtes, bâtiments conçus pour le combat littoral, et non à des cuirassés d’escadre. Quant à la « tempête » en question, les journaux de bord des bâtiments de l’escadre ne l’auraient qualifiée que de « bonne brise ».

Torpilleur n°64. Il s’agit d’un grand torpilleur de 33 mètres, que l’on voit ici disposant de tubes lance-torpille dont le n°65, sur une précédente photographie, n’était pas encore pourvu.

Il existe malgré tout des contradicteurs sur les qualités nautiques des torpilleurs. Emile Weyl (1838-1899), ancien officier de marine et correspondant du Temps, se montre très critique à l’égard de ces bâtiments : « Inhabitables par temps moyen, les torpilleurs autonomes peuvent faire un effort dans ces circonstances, dans lesquelles l’homme sacrifie tout au but suprême, mais ils sont incapables de lutter de longues heures contre une grosse mer. Les forces humaines ont des limites et les épreuves que supportent les équipages des torpilleurs ne peuvent se décrire. Les bateaux sont solides, bien construits ; mais la vie est un martyre sur ces frêles coques ; c’est cruauté de forcer des êtres humains à les habiter. Bien plus, dès que le temps est mauvais, les torpilleurs ont des mouvements de tangage et de roulis désordonnés qui rendent le service tellement pénible, la manœuvre des torpilles si difficile, que le tir devient incertain ».

Torpilleur n°106 recevant une lame sourde près de Barfleur, 19 décembre 1896. Tableau F. Mevel, 1896.

Un rapport du lieutenant de vaisseau Le Roy sur la navigation du torpilleur n°61 montre que le problème est également lié à la propulsion qui souffre beaucoup par mer formée : le torpilleur « se comportait bien sous certaines allures, particulièrement avec le vent de l’arrière du travers ; mais il souffrait beaucoup en prenant la mer et le vent debout ou sur l’avant du travers. A cette allure, la machine, dont on ne pouvait modérer assez la vitesse, donnait, par suite de l’émersion accidentelle de l’hélice, de fortes secousses qui faisaient trembler tout l’arrière, et qui semblaient devoir amener une dislocation de la machine ».

Pour autant, ces conditions, loin de susciter un débat sur la réalité des qualités hauturières des torpilleurs, va nourrir une littérature faisant des équipages de torpilleurs des héros modernes, dignes du Gilliatt de Victor Hugo ou du Yann Gaos de Pierre Loti. En 1890, Pierre Maël (pseudonyme collectif de deux auteurs de romans d’aventures pour la jeunesse) fait du torpilleur le thème central de l’un de ses romans. Le frêle bâtiment affronte victorieusement les éléments entre Toulon et Villefranche, sans doute inspiré par le récit exalté de la navigation des torpilleurs n°63 et 64 par Gabriel Charmes. Le romancier convoque également le souvenir de l’escadre de l’amiral Courbet en faisant participer le torpilleur n°29, sujet du roman, à la bataille de Fou-Tchéou.

Illustration du roman Le torpilleur 29 de Pierre Maël aux éditions Edouard Dentu, 1890. Gravure Gustan Le Sénéchal de Kerdréoret, peintre officiel de la Marine (1840-1933).

Au-delà de la destruction des escadres cuirassées adverses, les partisans du torpilleur imaginent également l’employer pour livrer la guerre au commerce de l’ennemi. Une réflexion surprenante est portée anonymement en 1885 dans l’essai Guerre navale (opinion d’un marin), reprise dans l’Atlas colonial et dans les colonnes du Temps le 10 janvier 1886, soutenant l’idée d’une guerre de course suivant des modalités fort peu honorables : « La guerre navale sera désormais la guerre industrielle, la guerre de course… sans merci. Demain la guerre éclate ; un torpilleur autonome a reconnu un de ces paquebots porteur d’une cargaison plus riche que celle des plus riches galions d’Espagne ; l’équipage, les passagers de ce paquebot s’élèvent à plusieurs centaines d’hommes ; le torpilleur ira-t-il signifier au capitaine du paquebot qu’il est là, qu’il le guette, qu’il peut le couler… Le capitaine du paquebot répondrait par un obus bien pointé qui enverrait à fond le torpilleur, son équipage et son chevaleresque capitaine, et tranquillement il poursuivrait sa route, un moment interrompue. Donc le torpilleur suivra, de loin, invisible, le paquebot qu’il aura reconnu et, la nuit faite, le plus silencieusement et le plus tranquillement du monde, il enverra aux abîmes, paquebot, cargaison, équipage, passagers, et l’âme non seulement en repos, mais pleinement satisfaite, le capitaine du torpilleur continuera sa croisière ». L’argumentaire est pour le moins surprenant : reconnaissant la vulnérabilité du torpilleur, l’auteur de ces lignes entend faire mener au torpilleur une guerre à outrance au commerce adverse, préfigurant la doctrine développée par Karl Dönitz en 1935 dans son ouvrage Die U-Boot Waffe

Des voix s’élèvent contre le profond bouleversement stratégique à l’œuvre, parmi lesquelles celle de l’un des premiers artisans de cette révolution technologique : le vice-amiral Siméon Bourgois (1815-1887), concepteur avec l’ingénieur Charles Brun du Plongeur, premier véritable sous-marin français, et ancien directeur de la commission des défense sous-marines. Quelques mois avant sa disparition en 1887, l’amiral Bourgois faisait part de son opinion sur le sujet dans l’ouvrage Les torpilleurs, la guerre navale et la défense des côtes, publié après sa mort et débutant par une interrogation : « La marine française traverse, en ce moment, une crise redoutable. En sortira-t-elle amoindrie et réduite, par la suppression de ses escadres, au rôle défensif d’une marine de second ordre ? Ou saura-t-elle, sans renoncer aux instruments de sa grandeur passée, s’assimiler l’engin nouveau, la torpille, dont les récents progrès ont fait naître la crise actuelle ? ». L’amiral exprime une certaine réserve après le décès de Gabriel Charmes, mais combat tout de même ses idées qu’il juge profondément néfastes pour la Marine française : « Nous aurions renoncé à prendre la plume, si nous avions été moins convaincu du danger des conséquences, pour notre matériel naval, de doctrines funestes, que le silence des hommes du métier a laissées s’emparer graduellement de l’opinion publique. Exposées par M. G. Charmes, avec une chaleur entraînante, dans des œuvres très répandues, ces doctrines lui survivent. L’intérêt de la marine exige qu’elles soient combattues ».

Attaque d’une escadre cuirassée par les torpilleurs n°147 et 148. Gravure d’après un tableau de Paul Jobert (1863-1942) présenté au salon de 1893, Supplément illustré du Petit Journal, 17 juin 1893, BNF Gallica.

L’amiral Bourgois n’est évidemment pas fondamentalement opposé à l’emploi d’une arme qu’il a contribué à développer, reconnaissant son utilité dans un rôle défensif : selon lui, le torpilleur rend effectivement très hasardeux, sous peine de destruction complète, les opérations qui visaient pour une escadre à forcer une passe défendue, comme Farragut pouvait encore s’y risquer à Mobile Bay. Mais il s’oppose résolument à l’idée d’un emploi du torpilleur dans le rôle de croiseur. D’abord sur le plan de l’éthique : « L’aveu que la guerre de course, au moyen de torpilleurs, peut conduire à de pareilles extrémités, est la condamnation la plus éclatante de cet emploi de l’engin nouveau ».

Puis sur le plan stratégique : « Si, d’ailleurs, cette argumentation avait quelque valeur, il faudrait reconnaître, en présence de l’écrasement de l’insurrection sudiste par les fédéraux d’Amérique, malgré les succès des corsaires confédérés, que la guerre de course est pareillement impuissante. […] C’est à l’anéantissement de la marine française que tendent les arguments de nos adversaires, et c’est ce qui explique la répugnance avec laquelle leurs doctrines sont accueillies dans tous les rangs de la marine ». Bourgois évoque également les résultats obtenus par la guerre de course sous l’Ancien Régime, ponctuée de succès prestigieux mais conduisant à une impasse stratégique : « la guerre de course, très fructueuse lorsque nos escadres tenaient tête à celles de l’ennemi, n’a guère eu d’autres résultats, lorsque ces escadres ont disparu, vaincues ou condamnées à l’inaction par l’impéritie des gouvernants, que de faire tomber graduellement nos divisions légères, nos croiseurs et nos corsaires dans les mains de l’ennemi et de remplir ses pontons de prisonniers français. Elle a pu illustrer quelques noms, enrichir quelques armateurs ; mais elle a ruiné notre inscription maritime et nos populations du littoral ».

Le duel entre les partisans du torpilleur et ceux du cuirassé prend des allures politiques, avec d’une part un camp républicain soutenant des concepts novateurs et de l’autre un camp conservateur défendant la marine traditionnelle. La jeune école a encore de beaux jours devant elle : on commande 58 torpilleurs dits « type 126 Normand » selon le numéro de la premier unité produite. Ces bâtiments de 34 à 36 mètres de long pour un déplacement de 52 à 78 tonnes, sont jugés très réussis et sont produits en plusieurs séries.

Le torpilleur n°154, du type 126 Normand, à Morlaix

On lance enfin en 1897 une dernière grande série de torpilleurs numérotés : des unités de 37 mètres déplaçant 85 tonnes. 81 de ces torpilleurs sortiront des Chantiers Normand, Schneider, Dyle et Bacalan, des Ateliers et Chantiers de la Gironde, des Ateliers et Chantiers de la Loire, des arsenaux de Cherbourg et de Toulon et des Forges et Chantiers de la Méditerranée.

Torpilleur de 37 mètres n°273 photographié en 1913. BNF Gallica, Agence Rol.

Cet investissement massif dans le torpilleur, sans véritable remise en cause pendant une vingtaine d’années, va conduire la Marine dans une impasse : lorsque survient la crise de Fachoda, sérieux différend diplomatique entre la France et le Royaume-Uni autour du poste militaire avancé de Fachoda au Soudan en 1898, la comparaison des capacités de la flotte de haut bord avec celle de la Royal Navy est largement défavorable à la marine française. En excluant les vieux cuirassés Friedland, Richelieu, Colbert, Trident ou Redoutable mis en service dans les années 1870 et sur le point de quitter le service, que l’on ne peut donc considérer comme des unités pleinement opérationnelles, la marine française compte alors 22 cuirassés, la moitié seulement lancés il y a moins de dix ans. On trouve en outre parmi ces derniers les cinq cuirassés d’une « flotte d’échantillon », construits par cinq chantiers navals différents. C’est là une flotte peu nombreuse et hétérogène, tandis que la Royal Navy aligne de son côté 31 cuirassés dont 21 mis en service moins de dix ans avant Fachoda, notamment les 16 cuirassés des classes Royal Sovereign et Majestic lancés à la suite du Naval Defence Act de 1889. S’ajoute à cette flotte moderne les 6 unités de la classe Canopus qui entrent en service entre 1897 et 1899. Sous le ministère de Jean-Marie de Lanessan (1843-1919), de 1899 à 1902, le programme de 1900 va tenter en urgence de palier à cette faiblesse de la marine française, lançant la construction de 6 cuirassés des classes République et Liberté.

Les idées portées par la jeune Ecole restent pour autant très présentes. Le chef de bataillon Emile Driant publie en 1902 sous le pseudonyme Danrit l’ouvrage La guerre fatale mettant en scène un affrontement franco-britannique dans lequel les torpilleurs occupent toujours une place de choix. La même année, Camille Pelletan (1846-1915), proche du courant de pensée de la jeune école, accède au ministère de la Marine et donne de nouveau la priorité au torpilleur.

Le roman La guerre fatale d’Emile Driant, alias Danrit, donne un rôle central au torpilleur. Gravure Léon Couturier (1842-1935).

On perfectionne pourtant au début du XXe siècle une contre-mesure véritablement efficace qui va mettre en échec le torpilleur : le contre-torpilleur, un bâtiment d’une conception très similaire, aussi rapide bien que plus lourd et mieux armé. Dès 1876, l’état-major de la division navale de la Manche était chargé d’établir un rapport sur les moyens de lutter contre le torpilleur, recommandant de compartimenter les coques des cuirassés et croiseurs, d’installer sur leur bord une artillerie à tir rapide, mais surtout de développer des bâtiments analogues au torpilleur mais armés de canons : on pensait alors déjà au concept de contre-torpilleur. On lance dès les années 1880 des navires désignés avisos-torpilleurs, puis des contre-torpilleurs, que les anglo-saxons appelleront « Destroyer » suivant le nom du Destructor espagnol lancé en 1885. Destinés à éclairer et escorter les plus grosses unités, ces bâtiments sont les ancêtres des frégates modernes. Ils vont permettre aux cuirassés d’escadre de survivre quelques décennies encore, avant de voir leur suprématie remise en cause par un autre vecteur qui n’en est encore qu’à ses balbutiements au début du XXe siècle : l’avion.

Tentative de traversée de la Manche par Hubert Latham le 12 juin 1909, survolant au départ de Sangatte le contre-torpilleur Harpon qui viendra bientôt à son secours. L’avion semble encore bien inoffensif, c’est pourtant lui qui fera finalement trembler le cuirassé vingt ans plus tard. Supplément du dimanche du Petit Journal, 1er août 1909, BNF Gallica.

En couverture : Torpilleur numéroté rentrant au port, tableau d’Henri Rudaux (1870-1927), Musée National de la Marine.

Pour aller plus loin :

AUBE Théophile, La guerre maritime et les ports militaires de la France, 1882

CHARMES Gabriel, La réforme de la Marine, 1884

CHARMES Gabriel, Les Torpilleurs autonomes et l’avenir de la marine, 1885

BOURGOIS Siméon, Les torpilleurs, la guerre navale et la défense des côtes, 1888

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