Les héritiers de Jean Bart

Alban Lannéhoa

Construit et lancé par les chantiers de Dunkerque en 1907, le Nord-Caper est un chalutier, parfois aussi désigné « goélette à vapeur ». Ce navire de 418 tonnes et de 46 mètres de long, propulsé par une machine de 690 chevaux, porte fièrement le nom d’une baleine des côtes norvégiennes et islandaises, chasseuse de hareng, imposante et agressive. Le chalutier va faire honneur à ce baptême de la plus belle des manières au cours de sa carrière.

Ce navire est initialement basé à Arcachon, exploité par la « Société des Pêcheries du Golfe de Gascogne » pour des campagnes sur le grand banc de terre-neuve l’été, et à l’approche des côtes africaines l’hiver. En 1908 notamment, le Nord-Caper réalise la meilleure campagne de pêche à Terre-Neuve parmi les chalutiers français, avec 800 tonnes soit près de 400 000 morues récoltées. L’équipage perd un homme au cours de cette campagne : le cuisinier Julien Leclere, né à Dinan en 1869, est porté disparu en mer. En 1910, le Nord-Caper aborde accidentellement un navire anglais qui est coulé. L’équipage britannique est heureusement secouru et conduit à Reykjavik.

Le chalutier est vendu en 1911 à la Société « La morue française » de Boulogne. On loue les qualités de ce navire : « De même que le Nord-Caper baleine, le Nord-Caper chalutier était lourd, agressif, coriace, endurant. Il pouvait aller en Amérique et en revenir sans charbonner en route et sans prendre d’eau douce. Parmi la foule disparate des chalutiers, harenguiers, cordiers de la côte française, c’était un échantillon magnifique, un dreadnought de la pêche. Il tenait la mer comme un grand cétacé, ne craignant ni les coups de tabac, ni l’abordage des icebergs en dérive, magnifique à voir, sur sa route de retour, campagne de pêche terminée, soutes pleines, enfoncé jusqu’au plat-bord. Tel un grand buffle chargeant, à travers la jungle, il fonçait à onze nœuds dans les plus hautes lames, sans daigner les escalader, les écartait d’un coup d’étrave formidable et, sans perdre une parcelle de sa vitesse, passait. Furieuse d’être ainsi bousculée, la mer s’abattait sur lui de tout son poids, sans arriver à crever son pont, à arracher ses panneaux, à tordre ses rambardes. Avec ses tôles d’acier épaisses d’un pouce, avec les colonnes trapues qui épontillaient son gaillard et ses cales, avec son barrotage de cuirassé, le Nord-Caper résistait comme un bloc plein et l’Atlantique perdait son temps à vouloir le démolir ».

 Après le début de la Grande Guerre, comme les chevaux pour l’Armée, de très nombreux navires civils vont être réquisitionnés par la Marine pour servir de bâtiments auxiliaires. C’est le cas notamment des chalutiers de Boulogne. Le Nord-Caper est réquisitionné le 11 décembre 1914, d’abord affecté comme « arraisonneur » à Calais puis inscrit le 19 août 1915 sur la liste de la flotte comme « aviso auxiliaire », basé à Brest. Il est pour l’occasion armé d’un canon naval de 65 mm et d’un canon à tir rapide de 47 mm.

Le lieutenant de vaisseau Pierre Bouchard en prend le commandement le 22 août 1915. Ce commandement sera malheureusement de courte durée : l’intéressé est victime d’une violente chute le 23 septembre dans la cale du navire. Grièvement blessé à la tête, il est débarqué et conduit à l’hôpital naval de Lorient où il décèdera le 4 octobre.

Le premier commandant du Nord-Caper, le lieutenant de vaisseau Pierre Bouchard, trouve la mort suite à un accident à bord le 23 août 1915. Il sera porté mort pour la France. Site Mémoire des Hommes.

Le lieutenant de vaisseau Edmond Lacombe le remplace dès le 24 septembre au commandement de l’aviso auxiliaire. Le nouveau commandant est un officier expérimenté : issu de l’école polytechnique en 1896, il fait le choix d’une carrière dans la Marine. Il sera notamment affecté sur le cuirassé le Charles Martel en Méditerranée, puis sur le croiseur le Descartes à bord duquel il effectue une campagne en Extrême-Orient. Il retrouvera ensuite la métropole sur les cuirassés le Carnot puis le Jauréguiberry puis, breveté torpilleur, sera nommé second de l’Espadon, avant de rejoindre le Cassini. Il occupera enfin divers postes d’instructeur avant de se voir confier, tout juste breveté de l’école supérieure de la Marine, le commandement du Nord-Caper.

En mer comme sur terre, on comprend en 1915 que la guerre ne sera pas courte comme espéré, mais s’installera dans la durée. Au blocus allié se mettant en place sur les côtes européennes, l’Allemagne répond par la guerre sous-marine. Au cours de l’année, cette menace sous-marine allemande s’étend en Méditerranée, mettant en péril le commerce allié. Les torpilleurs français et britanniques en Méditerranée sont insuffisants à protéger un aussi vaste espace maritime. On y déploie en conséquence plusieurs navires auxiliaires, sans aucune capacité anti sous-marine mais employés pour éclairer les torpilleurs et repérer les bases arrières de ravitaillement des sous-marins.  Le Nord-Caper fait partie de ces navires déployés en Méditerranée à l’automne 1915.

Le Nord-Caper au cours d’une relâche à Sidi Abdellah, à l’ouest d’Alger, le 16 octobre 1915.

Le chalutier atteint Malte le 20 octobre 1915, venant au mouillage à la Valette près des cuirassé la France et la Vérité, ainsi que du croiseur Châteaurenault. L’aviso y reçoit ses ordres : il est affecté à la « division des chalutiers de la mer Egée », basée à Milo. Il aura bien pour mission de se renseigner sur les bases de ravitaillement des sous-marins et d’orienter les torpilleurs qui escortent les convois. L’équipage n’aura pas le temps de profiter de l’escale, la situation est urgente : une vingtaine de navires de commerce ont été attaqués pour le seul mois d’octobre 1915, seize ont été coulés. Le Nord-Caper appareille dès le 22 octobre, escortant sur son transit un cargo français et un vapeur britannique.

Lettre adressée de Malte par un membre d’équipage du Nord-Caper le 21 octobre 1915.

Le dimanche 24 octobre, le chalutier repère à la mer deux canots portant des naufragés. Ces canots portent le nom du navire l’Amiral Hamelin, coulé quelques jours plus tôt par un sous-marin actif dans le secteur. Le Nord-Caper est en vue des côtes crétoises le 4 novembre. L’équipage y commence son travail de renseignement, inspectant la moindre crique dans l’espoir de repérer des dépôts de carburant ou de matériel à destination des sous-marins, et interrogeant les pêcheurs rencontrés.

Le 7 novembre au matin, passant le feu de Sidero à l’extrémité Est de la Crète, le navire va rencontrer un adversaire inattendu : une voile est repérée sur bâbord, il s’agit d’une goélette que l’on soupçonne de se livrer à la contrebande de guerre. Le commandant fait mettre au poste de combat pour préparer une visite, et un canot est mis à la mer pour inspection. On aperçoit soudain à la jumelle des uniformes ottomans sur le pont du navire. Il s’agit d’un navire turc transportant une quarantaine d’hommes dont onze officiers.

Le rapport de force est en défaveur du Nord-Caper, mais il est trop tard pour rappeler le canot. Pour lui venir en aide, le lieutenant de vaisseau Lacombe décide de profiter de l’effet de surprise pour monter à l’abordage. L’assaut est furieux : le commandant fait tirer à bout portant un coup de la pièce de 47 mm en enjoignant ses hommes à prendre d’assaut le navire ottoman. L’iconographie illustrant les récits de l’événement montre des sabres et haches d’abordage, rien n’est moins certain. Il semblerait que les marins français ne disposent que de quelques revolvers et fusils, s’armant pour le reste de leurs couteaux et de massues improvisées, dont une barre de cabestan brandie par un matelot : « Dur réveil pour les gradés et les soldats turcs entassés autour du grand mât ! A grand coups de bottes ou de sabots, nos hommes piétinent le tas de corps couchés. On dirait une meute de dogues à la curée. Les cinq hommes armés de fusils abattent à coup de crosse tout Turc essayant de se lever. Les deux canons du Nord-Caper sont pointés vers ce grouillement humain que le mégaphone semble aussi menacer, tel un tromblon prêt à cracher la mitraille. C’est la surprise dans toute sa beauté. Les malheureux Turcs n’y comprennent goutte, ils voudraient bien que quelqu’un leur donnât un ordre. […] Mais Lacombe emploie la bonne tactique : séparer les chefs de leurs hommes. […] Surexcités par la lutte, les matelots se ruent. Près du gouvernail, la mêlée est telle qu’aucun des chefs turcs n’ose tirer. Les Français cognent dru. Ils sont à leur affaire. Vraiment, de telles minutes paient d’un seul coup l’ennui de longues patrouilles inutiles ».

Comme à l’âge d’or de la course, l’audace et la surprise font leur effet, et la résistance ottomane cesse rapidement. A un contre quatre, les matelots du Nord-Caper se sont rendus maîtres de la goélette. Le second maître fourrier Yves Marie Guilloux désarme les prisonniers turcs. On compte parmi eux le colonel Ahmed-pacha, professeur à l’école militaire de Constantinople, le capitaine d’infanterie Loufty-bey, et huit officiers subalternes qui sont mis à fond de cale sur le Nord-Caper.

La cargaison est saisie, et la goélette coulée. Le Nord-Caper parvient finalement à Milo le lendemain. Prévenue de l’exploit de la veille, une foule se presse sur les quais pour accueillir l’équipage. On ne reste à Milo que le temps de décharger du matériel, avant de repartir pour Malte où doivent être conduits les prisonniers. On porte une attention toute particulière à leurs conditions de détention, aussi la traversée s’effectue-t-elle sans incident. Le lieutenant de vaisseau Lacombe a fait mettre en sécurité les effets personnels des détenus, et les échanges sont cordiaux. Le Nord-Caper rentre triomphalement à Malte le 11 novembre.

L’équipage de l’aviso auxiliaire Nord-Caper.

Les officiers turcs faits prisonniers, sur le pont du Nord-Caper.

Par décision du ministre de la Marine, le grade d’officier de l’Ordre de la légion d’honneur est proposé par procédure extraordinaire pour le lieutenant de vaisseau Lacombe le 5 décembre 1915 : « M. Lacombe (E.), lieutenant de vaisseau, commandant le Nord-Caper : pour l’énergie, le courage, la décision qu’il a montrés, en s’emparant de vive force d’une goélette turque portant 43 hommes armés, dont 11 officiers, et un matériel de guerre important ».

Le navire et son équipage sont cités à l’ordre de l’armée navale le 23 janvier 1916. Le bâtiment se voit à cette occasion accorder le droit d’arborer la fourragère aux couleurs de la croix de guerre 1914-18. Le 1er octobre 1916, le ministre de la Marine accorde à titre individuel la même distinction à tous les marins du Nord-Caper. L’enseigne de vaisseau Poulailler, second du Nord Caper dans cette extraordinaire aventure, en fera le récit après-guerre sous le pseudonyme Bernard Frank.

Le chalutier poursuivra sa carrière non moins glorieusement, participant au transport de troupes vers Salonique au printemps 1916 puis, commandé par le Lieutenant de Vaisseau Robert Ricard à compter du 20 août 1916, recueille le 4 janvier 1917 les marins du cuirassé russe Peresviet, coulé par une mine allemande devant Port-Saïd.

Le Nord-Caper portera toujours fièrement la fourragère accrochée à sa cheminée lorsque, rendu à la vie civile en 1919, il poursuivra ses campagnes de pêche depuis La Rochelle. La plus belle pêche et la meilleure vente de retour en métropole seront de nouveau à son actif en 1923.

Le vénérable navire connaîtra en 1940 une nouvelle carrière militaire, réquisitionné par les Allemands et utilisé comme Vorpostenboot (patrouilleur) V1607. Il redeviendra Nord-Caper en 1945, finissant son honorable carrière en 1953.


Pour aller plus loin :

FRANCK Bernard, A l’abordage, carnet d’un enseigne de vaisseau août à novembre 1915, Flammarion, 1941

FRANCK Bernard, Corsaires du XXe siècle – Le Nord Caper et sa fortune, Flammarion, 1956

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