Alban Lannéhoa
Après Londres en 1862, Paris accueille à son tour sa seconde exposition universelle en 1867. Une immense structure de plein pied, déployée sur le champ de Mars, accueille l’événement. Les sciences et techniques navales sont bien évidemment au rendez-vous. La Marine impériale, au fait de sa gloire avec la constitution d’une première escadre cuirassée dès 1863, va logiquement tirer profit de l’événement pour faire étal de sa puissance.
Du 1er avril au 3 novembre 1867, l’exposition va accueillir une dizaine de millions de visiteurs. Cet événement hors normes est une vitrine extraordinaire pour l’industrie navale et la Marine françaises. Le « Palais Omnibus », vaste édifice ovale couvrant une surface de 15 hectares, a été construit en seulement deux ans. De nombreux autres pavillons se trouvent disséminés sur le champ de Mars et sur les quais de Seine. Une grande partie des visiteurs accède justement au site de l’exposition par voie fluviale, à bord de « bateaux omnibus » spécialement affrétés qui accostent un embarcadère sur le quai d’Orsay toutes les dix minutes aux principales heures d’affluence. Des invités de marque rejoignent également l’exposition à bord de leur propre navire. On trouve notamment sur la Seine le yacht du comte ottoman Ödön Széchenyi, mais aussi et surtout le magnifique navire du vice-roi d’Egypte. Il s’agit d’un Dahabieh (ذهبية), terme arabe signifiant « doré ». Long voilier à fond plat traditionnellement utilisé sur le Nil, le navire fait sensation amarré au quai d’Orsay.

Gravure M. de Drée et D. Verdeil, BNF Gallica.
L’Industrie navale française est dignement représentée : les Forges et Chantiers de la Méditerranée, compagnie industrielle fort de 5 000 ouvriers à la Seyne, ont parfaitement accompagné les mutations de la construction navale, triplant leur production en une dizaine d’années, et symbolisent parfaitement leur époque : « L’emploi de l’hélice, ce moteur sous-marin qui se dérobe aux atteintes de la vague aussi bien que du canon, […] a bouleversé tout le système des constructions navales. L’hélice qui meut le navire par l’arrière, laisse les flancs du centre, naguère occupés par les roues motrices, libres pour les canons et aussi pour les colis. En même temps qu’on trouvait l’hélice, le bois, trop lourd et tenant trop de place, était remplacé par la tôle, plus légère et résistante. […] Dire les progrès accomplis depuis dix ans dans l’art des constructions navales, c’est faire en même temps l’histoire des Forges et Chantiers de la Méditerranée. La rapide et formidable transformation du matériel naval a eu ce premier effet : c’est que les gouvernements ont été obligés de réclamer le concours de l’industrie privée. Si bien que la Société des Forges et Chantiers de la Méditerranée, qui avait acquis la réputation de faire bien et vite, a pu bientôt ajouter à sa clientèle de transports commerciaux la clientèle d’armements militaires. Elle fait encore des navires à voiles ; mais les navires à vapeur, navires de transport ou navires de combat, absorbent à peu près toute son activité. […] On peut dire hardiment que la Seyne lutte aujourd’hui avec avantage contre Greenwich et Glasgow, de l’aveu de tous les jurés étrangers. Aussi, la plupart des Etats de l’Europe sont devenus successivement les clients de la Seyne et de Marseille, l’Espagne, l’Italie, la Russie, la Prusse, oui ! la Prusse, la Turquie, l’Egypte, le Brésil, et aussi notre marine impériale. Toutes les mers portent aujourd’hui témoignage des succès de construction des Forges et Chantiers de la Méditerranée ».
La Société des Forges et Chantiers de la Méditerranée expose fièrement ses productions phares : les modèles des machines réduites au dixième des cuirassés Numancia, Marengo et Friedrich Carl, de diverses canonnières ottomanes et de l’Alsace, navire construit pour la Compagnie générale des transports maritimes.

machine de 300 chevaux de l’Alsace, dragues de l’isthme de Suez et canonnière ottomane.
Gravure Ch. Noël, BNF Gallica.
Le ministère de la Marine et des Colonies dispose de son propre pavillon sur les quais de Seine. La Marine française est dans les années 1860 au fait de sa gloire, alignant la première escadre cuirassée au monde, qui lui donne temporairement un avantage considérable. L’objectif de l’exposition est clair pour le ministère : « faire comprendre à tout le monde que la France, si elle occupe le premier rang parmi les puissances militaires, a encore la prétention de ne céder le pas à aucune puissance maritime dans la science des constructions navales et des machines marines ». Il faut un spectacle à la hauteur de ces ambitions, aussi associera-t-on le génie du célèbre ingénieur en chef des constructions navales Henri Dupuy de Lôme à celui du directeur des fonderies de l’Indret Victorin Gabriel Sabattier, pour proposer ce que nul n’a réalisé jusqu’alors : l’exposition d’une réplique à taille réelle de l’appareil propulsif complet du futur cuirassé le Friedland, dont la construction a débuté à Lorient en 1866. Tout est fonctionnel : les chaudières alimentant une machine de 960 chevaux, la cheminée évacuant les fumées, l’arbre d’hélice complet avec vireur, frein et embrayage, et la lourde hélice quadripale.

Dans le même pavillon sont exposés dix-neuf modèles des derniers bâtiments de la Marine impériale, cuirassés, batteries flottantes, avisos, canonnières ou bateaux porte-torpilles. Un grand tableau représente également les emménagements intérieurs de la nouvelle frégate cuirassée le Marengo, de la classe Océan, illustrant tous les détails de ce nouveau bâtiment. Le Marengo est encore sur cale à Toulon et ne sera lancé qu’en décembre 1869.

La rivalité entre les puissances européennes ne saurait s’exprimer à travers le seul domaine de la propulsion et de l’architecture navale. Les progrès de l’artillerie illustrent déjà les prémices de la course aux armements navals qui conduira au gigantisme du XXe siècle : l’Angleterre, la France, la Prusse, les Etats-Unis et la Suède rivalisent déjà dans ce domaine, exposant sur le champ de Mars les pièces des calibres les plus extravagants, répondant inévitablement à l’augmentation progressive de l’épaisseur du blindage des navires.
Au sortir de la guerre de Sécession, les Etats-Unis exposent un canon Armstrong en situation dans son habitacle de batterie cuirassée. Pour moderne qu’il semble être, il s’agit toujours, comme les canons Dahlgren, d’un armement suivant l’ancienne conception : à âme lisse, se chargeant par la bouche et non par la culasse. Ce chargement par la bouche implique des manipulations complexes et relativement longues, il présente également des dangers certains pour les artilleurs avec le risque de départ de coup prématuré. L’US Navy accuse encore dans ce domaine précis un certain retard technologique, qu’elle mettra toutefois peu de temps à combler.

La même conception prévaut encore chez les Britanniques, qui ont renoncé prématurément au chargement par la culasse après de premiers incidents, pour n’y revenir que très tardivement. Il faudra attendre l’explosion d’un canon à chargement par la bouche sur le HMS Thunderer en 1879 pour remettre en question ce procédé anachronique. Le canon exposé en 1867 dans le pavillon britannique n’en est pas moins un véritable monstre : le « canon de Woolwich », d’un poids de 23 tonnes, a fait une arrivée remarquée sur le champ de Mars, tiré par une vingtaine d’artilleurs.

On présente aux côtés de cet impressionnant canon le résultat des expériences récemment réalisées par la Royal Navy : des projectiles de sept et neuf pouces de diamètre (soit environ 18 et 23 centimètres) ont été tirés sur une distance de neuf cents mètres sur une plaque du blindage du cuirassé HMS Bellerophon, lancé deux ans plus tôt. Le résultat démontre les progrès significatifs accomplis les dernières années par l’artillerie : les projectiles ont aisément traversé les cinq plaques de tôle laminée d’une épaisseur totale de 15 centimètres, avant de traverser encore une muraille de chêne épaisse d’un mètre.

La France, patrie du général Henri-Joseph Paixhans, père de l’obus explosif, et venant d’accomplir en 1864 une complète transformation de son système d’artillerie navale, ne saurait afficher un retard en la matière. Elle n’est en effet pas en reste : un parc de l’artillerie de Marine est installé sous le pont d’acier sur le quai d’Orsay. On y présente de modeste pièces de bronze destinées aux compagnies de débarquement pour l’armement des embarcations et le service à terre, mais également des pièces de 16, 19, 24 et 27 centimètres. L’ancienne désignation de l’artillerie suivant le poids du projectile en livres n’est désormais plus pertinente pour désigner une multiplicité de charges de puissance et d’effets variables. Le calibre exprimé en centimètres s’impose dans la désignation des pièces d’artillerie. Le calibre de 16 centimètres correspond à l’ouverture d’un ancien canon de 30 livres.
Il s’agit cette fois de canons rayés modernes, à chargement par la culasse : la Marine impériale a également connu un incident dramatique avec l’arrachement de la culasse d’un canon sur le Montebello en 1863, mais a persévéré dans le développement de ces nouveaux armements . Ces canons sont conçus en fonte, renforcée par des frettes d’acier : ces anneaux métalliques sont placés à chaud sur le corps du canon et viennent considérablement le renforcer. Le poids total augmente en conséquence, ces quatre pièces pèsent de 5 à 22 tonnes. Mais ce n’est rien en comparaison du massif canon d’un calibre de 42 centimètres également exposé, pesant 37 tonnes et reposant sur un affût de 20 tonnes. Il a fallu pour fondre ce monstre à la Ruelle dix fours et 40 tonnes de fonte déversées dans un unique moule. Cette pièce impressionnante est censée propulser un boulet de 300 kilogrammes. En raison de ses dimensions extravagantes, ce canon ne peut être embarqué sur les bâtiments de l’époque, il est alors conçu pour la défense des côtes. Il faudra attendre les années 1880 pour voir des canons de ce calibre à bord des cuirassés de la Marine française.

On se plait à souligner que les pièces d’artillerie française sont particulièrement résistantes et peu coûteuses : elles reviennent à un prix trois fois inférieur à celui d’une pièce britannique, quatre fois inférieur au prix d’un canon Armstrong américain. C’est là le fruit d’années d’efforts de recherche et de développement depuis la création de la commission d’artillerie de Gâvres en 1829.
L’avenir sera aux canons d’acier, que l’allemand Krupp commence à produire et expose à Paris. En France, les métallurgistes Petin et Gaudet exposent également un exemplaire sur affût métallique. On achève avec ces pièces modernes la révolution du système d’artillerie navale. Si impressionnante soit-elle, cette démonstration de puissance interroge le spectateur dans le cadre d’une exposition censée incarner le degré de raffinement auquel notre civilisation est parvenue : « Quel sujet d’étonnement lorsque l’on pense qu’une nation civilisée est condamnée à ces gigantesques travaux destinés à créer la destruction à une époque qui se proclame l’ère du progrès et de la civilisation, si elle ne veut se condamner elle-même et succomber au milieu des ambitions rivales ! La force devenue l’unique sauvegarde et le concours pacifique du champ de Mars transformé en concours des instruments de guerre, voilà pour la politique de l’Exposition de 1867 de singuliers spectacles ».

Plus légèrement, on fait démonstration dans la Seine d’un nouvel équipement révolutionnaire : le scaphandre, qui permet de s’affranchir de l’ancienne cloche de plongée. L’équipement présenté a été perfectionné par l’ingénieur des mines Benoît Rouquayrol et par le lieutenant de vaisseau Auguste Denayrouze. Des expériences sont également réalisées dans une cuve dont les parois sont percées de hublots, permettant au public d’admirer les évolutions sous-marines des scaphandriers dans ce véritable « aquarium humain ».

Gravure Octave Jahyer et Georges Lafosse, BNF Gallica.
Un véritable aquarium marin cette fois, est aussi ouvert au public. On y accède par une anfractuosité dans le jardin, conduisant à une véritable caverne. En descendant une vingtaine de marches, on accède à une galerie offrant un spectacle inouï pour l’époque : toutes les parois sont en verre, le plafond compris, et l’on admire les animaux marins les plus divers en plein Paris : phoques, tortues de mer, raies, poissons et crustacés en tous genres.

Enfin, le pavillon du ministère des Travaux Publics abrite lui aussi des trésors d’ingénierie maritime : on y présente les modèles des principaux ouvrages d’art réalisés en France au cours des dernières années, notamment les phares de la Banche au large de la Baule, et de l’îlot Amédée en Nouvelle-Calédonie, tous deux inaugurés en 1865. Ou encore le célèbre mais militairement inutile fort Boyard, achevé en 1857, et le pont National de Brest, le fameux pont tournant au-dessus de la Penfeld reliant la rue de Siam au quartier de Recouvrance depuis 1861, et qui marquera de son empreinte le paysage de l’arsenal de Brest jusqu’en 1944.

Un magnifique phare métallique grandeur nature est également érigé au cœur d’un petit lac artificiel sur le champ de Mars. Ce jumeau du phare de l’îlot Amédée en Nouvelle-Calédonie a été spécialement conçu pour l’exposition universelle. Il sera ensuite démonté et transporté en caisses jusqu’à l’île de Bréhat, puis acheminé vers les Roches-Douvres où il sera remonté, pour n’être inauguré qu’en août 1869. Il s’agira du phare le plus avancé au Nord des côtes bretonnes, situé à égale distance entre l’île de Bréhat et l’île de Guernesey.

Pour aller plus loin :
DUCUING François, L’Exposition universelle de 1867, Paris, 1867
MESNARD Jules, Les Merveilles de l’Exposition universelle de 1867, Paris, 1867