L’aiguille de Cléopâtre

Alban Lannéhoa

L’histoire du transport de l’obélisque de Louxor vers Paris en 1833 est relativement connue en France. Cependant, on ignore généralement que cette aventure est intimement liée à celle de deux autres obélisques provenant cette fois d’Alexandrie, qui se trouvent aujourd’hui à Londres et à New York. Le transport de ces deux monolithes s’est avéré bien plus mouvementé que celui du monument parisien.

Les premiers égyptologues découvrent deux obélisques à Alexandrie. L’un, encore érigé, est baptisé « aiguille de Cléopâtre » bien qu’il n’ait aucun rapport avec la Reine d’Égypte. On sait dès le XVIIIe siècle qu’il est bien plus ancien que l’époque hellénistique. On le doit en réalité au pharaon Thoutmôsis III au milieu du XVe siècle avant notre ère. En outre, on se rend rapidement compte qu’il ne s’agit pas de son emplacement original : la base a souffert d’un précédent transport d’Héliopolis vers Alexandrie sous le règne de l’empereur Auguste, et on l’a positionné sur un piédestal sans aucun rapport. Pour une raison inconnue, il est ainsi nommé en référence à Cléopâtre, ainsi qu’un ouvrage militaire parfois qualifié de « tour de Cléopâtre », ou plus fréquemment de « tour des romains », qui aurait pourtant été érigé au IXe siècle. Mesurant 18,46 mètres de haut jusqu’au pyramidion, l’obélisque est taillé d’un seul bloc de granit. Des estimations de son poids ont pu être données autour de 200 tonnes.

Le second obélisque, renversé à proximité et à demi enterré, est le jumeau du premier. Il y a bien dans l’esprit des égyptologues de la fin du XVIIIe siècle deux obélisques à Alexandrie, mais un seul est à l’origine nommé « aiguille de Cléopâtre », celui tenant encore debout. Dans les faits l’obélisque couché sera parfois également affublé du même surnom, entretenant une confusion durant jusqu’aujourd’hui.

L’aiguille de Cléopâtre et le second obélisque renversé à proximité, devant la « tour des romains ». Dessin François-Charles Cécile (1766-1840), BNF Gallica.

Au cours de la campagne d’Égypte de Napoléon Bonaparte, une cérémonie se tiendra à Alexandrie le Ier Vendémiaire An VII pour l’anniversaire de l’établissement de la République. Les bâtiments de la Marine au mouillage à Alexandrie pavoisent et l’aiguille de Cléopâtre est illuminée. Le monument apparaît sur une médaille commémorative frappée en 1798, représentant Bonaparte sur un char antique tiré par deux chameaux et passant devant l’obélisque, accompagné de l’inscription « l’Égypte conquise ».

L’égyptologie est en vogue en Europe, et les convoitises au sujet de ce monument vont rapidement se trouver liés à la lutte d’influence entre la France et l’Angleterre. Dès mars 1802, les troupes britanniques en Égypte ont lancé une souscription pour faire transporter à Londres l’aiguille de Cléopâtre, mais cette manœuvre n’aboutit pas. La manœuvre britannique se répète dans les années 1820 auprès du vice-roi d’Égypte Méhémet-Ali pour se voir attribuer l’aiguille de Cléopâtre. Une mission britannique est même envoyée à Alexandrie pour étudier la possibilité de transporter le monument. Le consul britannique à Alexandrie, Samuel Briggs, sollicite sans succès auprès de Méhémet-Ali l’autorisation d’emporter l’obélisque couché, peut-être d’un transport plus aisé que l’aiguille de Cléopâtre qui est restée érigée. On projette alors d’installer cet obélisque en face de Carlton House, sur la place de Waterloo, mais le projet restera de nouveau sans suite.

Autre vue de l’aiguille de Cléopâtre et du deuxième obélisque partiellement enterré. Victoria & Albert museum.

A la suite de la mission Champollion en Egypte, on annonce finalement en octobre 1828 que le vice-roi offre à la France l’aiguille de Cléopâtre, le second obélisque d’Alexandrie étant susceptible de revenir à l’Angleterre. On annonce au début de l’année 1830 que Méhémet-Ali aurait également fait don à la France des deux obélisques du temple de Louxor, que l’on se propose de rapporter à Paris. Une ordonnance royale du 6 janvier 1830 demande l’étude du rapatriement des trois obélisques, attribuant à la Marine un budget spécifique de 300 000 francs pour leur transport. Au cours de la séance du 27 décembre 1830 de la chambre des Pairs, on évalue à 180 000 francs la conception du seul navire dédié à ce transport, l’opération étant jugée trop dispendieuse. Il apparaît dès lors que l’on ne pourra vraisemblablement transporter qu’un seul des trois obélisques.

Des voix s’élèvent dans le milieu scientifique pour écarter l’aiguille de Cléopâtre de ce projet, notamment Jacques-Joseph Champollion, le frère aîné du célèbre égyptologue, qui déclare que « l’obélisque d’Alexandrie ne remplirait nullement le but proposé. Cet obélisque, d’abord, est très-inférieur dans ses proportions à la plupart de ceux de Rome. Il est très fruste à la base, et deux de ses faces, au moins, sont tellement rongées par l’air salin de la mer, que toutes les sculptures en ont disparu à très-peu de choses près. Enfin, son embarquement offre des difficultés plus grandes, en réalité, que celui des obélisques de Thèbes qui lui sont infiniment préférables. Tout concourt au contraire à appeler l’attention du gouvernement sur les deux magnifiques obélisques qui décorent l’entrée du palais de Louqsor à Thèbes. Ces monolithes qui, à eux seuls, feraient l’ornement d’une capitale, sont remarquables par la beauté de la matière, la grandeur des proportions, la richesse des sculptures qui les couvrent, le poli de leurs faces et leur admirable conservation ». La presse ajoute que le second obélisque, renversé et à demi recouvert de sable, ne présente guère plus d’intérêt : « le monument a été tellement maltraité par les années, que l’on doute qu’il vaille la peine d’être déplacé. Celui qui gît sur le sable porte toujours les éternelles légendes de Sésostris-le-Grand, le chéri des dieux, et ne se trouve pas dans un meilleur état de conservation que le précédent ». On renonce dès lors à l’aiguille de Cléopâtre, au profit de l’un des obélisques de Louxor.

Le frère cadet, Jean-François Champollion, se prononce en faveur de l’obélisque le plus occidental, l’autre présentant une importante fracture à sa base. C’est ce monument qui sera rapatrié en France en 1833 sur l’allège le Louxor, remorquée par la corvette le Sphinx, premier navire à vapeur de la Marine française que nous avons choisi pour illustrer l’en-tête de notre site. L’obélisque de Louxor trône désormais place de la Concorde à Paris, tandis que le second, resté sur place, est théoriquement demeuré propriété française jusqu’à une époque récente.

Il faut attendre la fin du siècle pour voir les deux obélisques d’Alexandrie revenir sur le devant de la scène. En 1875, le Khédive Ismaïl Pacha offre à la couronne britannique l’obélisque couché, pour lequel les Anglais avaient déjà exprimé leur intérêt en 1820.  Sir William James Erasmus Wilson finance le transport à Londres depuis Alexandrie. On va comme pour l’obélisque de Louxor opter pour un transport maritime, solution d’autant plus évidente que l’obélisque se trouve à proximité immédiate de la Méditerranée.

L’ingénieur John Dixon conçoit dans les chantiers Thames Ironworks de Blackwall un navire bien singulier : un grand cylindre de fer de 92 pieds (28 mètres) de long, pour 16 pieds (5 mètres) de diamètre. Ce procédé avait été suggéré dès 1868 par Sir James Alexander devant la Royal Society d’Edimbourg. Baptisé Cleopatra, le navire est pourvu d’un petit roof pour abriter l’équipage et dispose d’un petit jeu de voiles, qui serait toutefois insuffisant pour assurer sa propulsion. Le navire doit être remorqué durant tout le trajet en Méditerranée et dans l’Atlantique. Il est d’abord envoyé à Alexandrie en pièces détachées. En effet, après avoir entrepris l’excavation de l’obélisque, que l’on n’a heureusement à déplacer que de quelques dizaines de mètres pour atteindre le rivage, on y assemble littéralement le navire autour de l’obélisque. A la proue et à la poupe, les formes de la coque de la Cleopatra s’affinent afin de mieux tenir la mer. De solides membrures circulaires sont placées tous les trois mètres pour renforcer l’ensemble.

Excavation de l’obélisque couché d’Alexandrie. New York Public Library.
Le navire la Cleopatra est réassemblé autour de l’obélisque d’Alexandrie. New York Public Library.

Une fois la Cleopatra assemblée autour de l’obélisque, encore dépourvue de son roof et de sa mâture, on la fait simplement rouler jusqu’au rivage. L’opération est menée sans difficulté, on doit juste réparer une partie de l’enveloppe métallique endommagée par une pierre. On dispose 30 tonnes de lest sous l’obélisque pour que le navire tienne la mer sans rouler constamment, et l’on aménage le roof contenant les cabines pour les six membres d’équipage puis l’on installe la mâture, parfaitement rudimentaire mais qui en fait toutefois un véritable navire et non plus un vulgaire cylindre métallique.  

Lancement du « navire » Cleopatra en septembre 1877. La curieuse embarcation est encore dépourvue du roof et de la petite mâture qui en feront véritablement un navire.

Sans cette mâture, le curieux bâtiment passerait volontiers pour un sous-marin. Son commandement est confié au captain Henry Carter. Il quitte Alexandrie le 21 septembre 1877, remorqué par le vapeur Olga, gréé en goélette et commandé par le captain Booth. Les deux navires sont liés par un lourd câble d’acier de 400 yards (356 mètres) de longueur.  Il apparaît dès les premières heures de navigation que la manœuvre de la Cleopatra est particulièrement hasardeuse : il est presque impossible de lui imprimer une quelconque direction. Par chance la Méditerranée est d’un calme rare et le remorquage se déroule sans encombre jusqu’à Malte puis Gibraltar. Mais remontant l’Atlantique et doublant le Cap Saint-Vincent, les navires vont bientôt rencontrer des conditions plus exigeantes.

La Cleopatra remorquée par le vapeur Olga. National Maritime Museum Greenwich.

Le13 octobre, au large du cap Finisterre, le vent fraîchit subitement et la mer devient particulièrement agitée. Le lendemain, les navires sont pris dans une véritable tempête dans le Golfe de Gascogne. La houle fait brutalement rouler le cylindre, et l’on qualifie la Cleopatra « d’aussi lourde et ingérable qu’une baleine mortellement blessée au bout d’une ligne de harpon ». On tente de couper le mât pour réduire le poids sur le pont et limiter le roulis, mais il est bientôt ordonné de rompre les amarres afin de ne pas mettre en danger l’Olga. Le navire cylindrique désormais sans assistance part à la dérive. L’Olga envoie un canot de sauvetage mais ce dernier chavire à l’approche de la Cleopatra, six hommes sont perdus. Dans une manœuvre désespérée, l’Olga parvient à se rapprocher du navire en détresse. Un cordage est lancé et saisi par l’équipage de la Cleopatra, permettant de hâler une deuxième embarcation de sauvetage, sur laquelle prennent place Henry Carter et les cinq membres d’équipage. La Cleopatra est quant à elle bientôt perdue de vue, et on la pense coulée.

Sauvetage de l’équipage de la Cleopatra. National Maritime Museum Greenwich.
Son équipage évacué, la Cleopatra est abandonnée à son sort avec son précieux chargement. The Illustrated London News.

On la retrouve toutefois, poussée par les courants jusqu’à la côte espagnole. Le paquebot Fitzmaurice repère une fois la tempête calmée une curieuse épave ballottée par les flots, parvient à s’en assurer et à la remorquer au Ferrol. La Cleopatra y est remise en état après son aventure, et l’on envoie le remorqueur Anglia l’assister pour la fin de son périple.  Le voyage reprend le 16 janvier 1878. L’attelage parvient dans les eaux britanniques le 20 janvier dans la soirée, sans nouvel incident. On réduit la longueur de l’aussière de remorquage de 180 à 30 mètres pour la navigation dans la Tamise. La précieuse cargaison atteint Londres le 21 janvier 1878, presque miraculeusement après les épreuves de la remontée de l’Atlantique.

La Cleopatra reprend la mer depuis le Ferrol, remorquée par l’Anglia.
La Cleopatra parvient à Londres après son voyage mouvementé. Harper’s Weekly.

On débarque l’obélisque sur l’East India docks, avant qu’une décision ne soit prise au sujet de son emplacement final. On envisage de le positionner devant le Palais de Westminster ou le British Museum, c’est finalement le Victoria Embankment, sur la Tamise, qui l’accueillera jusqu’aujourd’hui. Seule une bombe d’aviation viendra mettre en péril le monument en 1944, endommageant sa base.

Installation de lobélisque d’Alexandrie à son nouvel emplacement sur la Tamise. The Graphic, BNF Gallica.
L’obélisque d’Alexandrie de nouveau érigé sur la Tamise à Londres. British Museum.

Durant tout ce temps, la véritable aiguille de Cléopâtre, restée debout à Alexandrie, attend toujours son heure. Le Khédive Ismaïl a proposé dès 1869 à l’occasion de l’inauguration du canal de Suez, de l’offrir aux Etats-Unis d’Amérique. Il faudra toutefois attendre près d’une dizaine d’année pour que Washington s’y intéresse. Le projet est lancé au printemps 1877, et le financement bientôt obtenu. Reste à transporter l’obélisque, cette fois à travers l’Océan Atlantique.

L’opération va débuter à l’été 1879. On commence par renverser l’aiguille de Cléopâtre par le moyen d’un système complexe d’échafaudages basculant avec précaution. On le conduit ensuite jusqu’au port d’Alexandrie.

L’aiguille de Cléopâtre renversée pour chargement. New York Public Library.

Soulever un monument de la taille de l’aiguille de Cléopâtre pour le charger à bord d’un navire n’est toujours pas envisageable en 1880. On n’imagine pas rééditer le transport aventureux de l’obélisque de Londres, qui plus-est à travers l’Atlantique. Aussi va-t-on une nouvelle fois faire preuve d’ingéniosité, avec une nouvelle solution de transport. On choisit le cargo SS Dessoug, construit en 1864, pour convoyer l’obélisque. Le navire est placé en cale sèche, et l’on perce dans son flanc droit près de l’étrave un trou d’une dizaine de mètres de long sur près de 4 mètres de hauteur. L’obélisque est entièrement recouvert d’un coffrage de bois, et inséré dans le navire. On referme enfin les œuvres vives du navire, qui peut prendre la mer le 12 juin 1880.

L’aiguille de Cléopâtre avant son coffrage et chargement. New York Public Library.
Chargement sur le vapeur SS Dessoug dont la coque a été percée pour permettre l’embarquement de l’obélisque.

Le voyage de l’aiguille de Cléopâtre ne se fait pas non plus sans incidents : l’arbre d’hélice du SS Dessoug casse alors que le navire se trouve à un millier de nautiques des côtes. On poursuit à la voile le temps de remplacer la section endommagée de l’arbre.

Le Dessoug atteint la baie New York au mois de juillet 1880. L’obélisque est débarqué à Staten Island, transféré sur un nouveau navire pour travers l’Upper Bay et remonter l’Hudson jusqu’au centre de la presqu’île de Manhattan. Des quais de cette dernière, il effectuera le trajet restant vers Central Park sur une rampe surélevée spécialement construite. La manœuvre est impressionnante et le mouvement très lent : il faudra une vingtaine de jours pour rejoindre l’emplacement final à proximité du Metropolitan Museum of Art. L’obélisque est finalement redressé devant une foule nombreuse le 22 janvier 1881.  Des capsules temporelles sont placées sous le monument, contenant notamment un recensement de New York datant de 1870, une Bible, une copie de la Déclaration d’Indépendance, ainsi qu’un certain nombre d’objets ou documents inconnus, excitant jusqu’aujourd’hui l’imaginaire des New-Yorkais. Il faudra toutefois encore attendre un certain temps avant que l’aiguille de Cléopâtre ne livre ses derniers secrets !

L’aiguille de Cléopâtre traverse Central Park. History.navy.mil.
L’aiguille de Cléopâtre atteint son emplacement final devant une dizaine de milliers de spectateurs. History.navy.mil.


Pour aller plus loin :

CHAMPOLLION-FIGEAC Jacques-Joseph, L’obélisque de Louqsor, transporté à Paris, 1833

LEBAS Apollinaire, L’obélisque de Luxor : histoire de sa translation à Paris, 1839

MADRIGAL Karine, GOYON Jean-Claude, L’obélisque de Louqsor et le sarcophage d’Ânkhnesneferibrê, 2017

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :