Les Merry Men

Alban Lannéhoa

La récente parution de la bande dessinée Merry Men, signée Chanouga, nous donne l’occasion de redécouvrir un grand classique de la littérature maritime. Les côtes écossaises battues par les vents, une île, un phare, des embruns et des légendes : les ingrédients parfaits pour l’écriture d’une belle page d’histoire maritime et littéraire.

Cette bande dessinée s’inspire librement du roman Merry Men ou La chaussée des Merry Men pour la traduction française, et de la vie de son auteur, Robert Louis Stevenson. Un nom qui n’est certainement pas étranger aux amateurs d’histoires maritimes : il s’agit de l’auteur de l’incontournable roman L’Île au trésor. Robert Louis Stevenson est issu d’une famille le prédestinant à une carrière maritime : il est neveu, fils et petit-fils de concepteurs de phares œuvrant pour le Northern Lighthouse Board. Son grand-père Robert Stevenson s’est rendu célèbre en concevant les phares de Bell Rock en pleine mer à l’Est de l’Écosse, et le phare de Skerryvore sur la côte Ouest. Ses trois enfants poursuivront son œuvre, notamment Thomas Stevenson, le père de l’écrivain, qui supervise la construction du phare de l’île de Little Ross, conçu par son frère Alan.

Le phare de Bell Rock conçu par Robert Stevenson, le grand père du célèbre auteur de L’Île au trésor. Gravure William Miller et Alexander Carse, 1824.

Thomas Stevenson et son autre frère David vont ensuite s’attaquer à un projet des plus ambitieux : la construction du phare de Dhu Heartach sur un îlot basaltique à une quinzaine de milles nautiques au large des côtes Ouest de l’Écosse, à l’approche des Hébrides intérieures, devant signaler les récifs de Torran où une trentaine de navires ont fait naufrage dans la première moitié du XIXe siècle. Ces récifs portent bien leur nom, Torran signifiant « déchiré » en gaëlique.

Les approches des Hébrides intérieures à l’Ouest de l’Écosse. La position de l’îlot de Dhu Heartach (ici orthographié selon sa variante moderne Dubh Artach) est idéale pour signaler l’approche des côtes et les redoutables Torran Rocks.
24 navires seront perdus sur les récifs de Torran en une seule nuit fin décembre 1865. Carte United Kingdom Hydrographic Office, 1860.

De nouveaux incidents vont enfin pousser les autorités à réagir pour protéger ces approches. Le vapeur Bussorah est perdu dans ce secteur avec 33 marins à bord lors de son voyage inaugural en 1863. Puis, lors d’une terrible tempête du 30 au 31 décembre 1865, 24 navires sont naufragés en une seule nuit. On entreprend dès lors de faire édifier un nouvel ouvrage sur l’îlot réputé inconstructible de Dhu Heartach. Son nom d’origine gaëlique, plus tard orthographié Dubh Artach, signifierait originellement « la roche noire » ou « noir de la mort », un baptême peu engageant dans tous les cas…

Pour ce chantier hors normes en pleine mer, on doit aménager une installation temporaire pour protéger les ouvriers lorsque le vent fraîchit et qu’une houle violente se lève. Comme à Bell Rock au début du siècle, une tour métallique s’appuyant solidement sur de hauts piliers enchâssés dans la roche est rapidement installée, véritable tambour dans lequel on imagine se sentir bien seul face aux éléments déchaînés.

Projet de phare sur l’îlot de Dhu Heartach établi en 1868, Northern Lighthouse Board. Les vues en coupe de la base du phare illustrent bien l’agencement soigné des blocs de granit pour rendre l’ensemble particulièrement compact et résistant.
Construction du Phare de Dhu Heartach, avec en arrière-plan l’abri temporaire pour les ouvriers. Tableau Samuel Bough (1822-1878).

Les travaux débutent en 1868. Le projet est pharaonique, l’éperon rocheux étant soumis à des conditions extraordinairement difficiles, balayé par des vagues de plus de dix mètres de haut quand il n’est pas simplement submergé par la marée. Ces conditions ne permettent qu’un travail laborieux durant quelques semaines par an. Une base arrière est installée sur l’île d’Erraid, d’où l’on extrait le granit. Les blocs de pierre sont agencés selon un schéma très précis assurant la cohérence et la solidité de l’ensemble, à l’épreuve des éléments : la base solide et totalement pleine du phare s’élève sur 20 mètres de haut et pèse 1840 tonnes.

On vérifie soigneusement chacun des blocs avant de les envoyer sur Dhu Heartach. On ne souhaite évidemment pas courir le risque de découvrir sur place le moindre défaut et perdre de précieuses journées de travail. Il faudra à ce rythme deux années pour voir l’achèvement du phare et sa première illumination le 1er novembre 1872.

Essai d’agencement des blocs de granit sur l’île d’Erraid avant leur transport vers Dhu Heartach.
Le Phare de Dhu Heartach. Carte United Kingdom Hydrographic Office.

A l’époque de la construction du phare, le jeune Robert Louis Stevenson, le fils de l’architecte en charge du chantier, est étudiant à l’université d’Edimbourg et se prépare à assumer son héritage familial en devenant ingénieur à son tour. Il aspire toutefois déjà à une autre vie, aussi les visites sur l’île d’Erraid ont-elles sans doute joué un rôle dans la concrétisation de sa vocation d’écrivain. Il y puisera directement l’inspiration pour plusieurs de ses œuvres, notamment Kidnapped qui met en scène un marin naufragé sur les récifs de Torran et qui accoste sur l’île, mais aussi et surtout Merry Men, dont l’île fictive d’Aros doit beaucoup à Erraid. Stevenson nous livre dans cette nouvelle une magnifique histoire maritime, dans une terre de légendes où le folklore maritime s’associe à la grande Histoire : c’est dans ces parages que nombre des navires de l’Invincible Armada espagnole ont fait naufrage. Ces vaisseaux faisaient partie de l’expédition ordonnée par Philippe II d’Espagne pour l’invasion de l’Angleterre, suite notamment à l’exécution en 1587 de Marie Stuart, Reine catholique dans un pays protestant. Sèchement battue à Gravelines, la désormais bien mal nommée Invincible Armada entame un périlleux voyage retour, contournant les îles britanniques par le Nord pour regagner l’Atlantique. De très nombreux navires s’échoueront sur les côtes écossaises, irlandaises et peut-être bretonnes, alimentant d’innombrables légendes. Le protagoniste du roman Merry Men, le jeune Charles Darnaway, est ainsi à la recherche de l’épave de l’Espirito Santo, l’un de ces vaisseaux espagnols que l’on imagine chargés de trésors.

Naufrage des vaisseaux de l’Invincible Armada. Gravure Henri Théophile Hildibrand (1824-1897).

Le titre du roman, que l’on peut traduire simplement par « les hommes joyeux », ou plus littérairement par « les gais lurons », vient de la personnification des terribles récifs bordant l’île : « Il m’est arrivé d’entendre le raz rugir comme une bataille et la voix terrible et sonore des brisants que nous appelons les Merry Men. Les jours de calme, on peut errer en barque entre les rochers pendant des heures, poursuivis par l’écho à travers un véritable labyrinthe ; mais quand la mer est grosse, puisse le Ciel venir en aide à qui entend bouillonner ce terrible chaudron. C’est à l’extrémité du raz, du côté de la haute mer, que le bouillonnement est le plus intense ; et c’est là que d’énormes brisants exécutent ce que l’on peut appeler leur danse de mort – ces brisants qui, dans la région, ont pour nom les Merry Men. Quant à dire s’ils doivent leur nom à leurs mouvements, qui sont rapides et fantasques, ou aux cris qu’ils poussent quand la marée s’inverse, j’en serai bien incapable ».

Il y a dans ce récit une portée autobiographique certaine, Robert Louis Stevenson s’inspirant de sa propre situation d’étudiant à Edimbourg visitant l’île d’Erraid, pour imaginer le personnage de Charles Darnaway. Chanouga, l’auteur de la bande dessinée Merry Men que nous découvrons, illustre avec brio cette aventure et imagine fort judicieusement que le séjour de Robert Louis Stevenson à Erraid a été déterminant dans la bascule vers sa carrière d’écrivain. Le dessin sert idéalement ce récit : nous sommes plongés dès les premières cases dans l’atmosphère unique des rues d’Edimbourg. Les palettes de couleur sont subtilement choisies, des teintes sépia nous transportant dans des décors de cartes postales du XIXe aux couleurs oniriques illustrant les moments de songe du futur écrivain.

La construction du phare de Dhu Heartach sous le crayon de Chanouga.

L’amour du dessinateur pour ces côtes sauvages battues par la houle est évident. Chanouga nous livre une description vibrante de l’île d’Erraid, et à travers elle de toute l’Écosse, « belle endormie de tourbe et de granit entourée de récifs prêts à hurler contre le vent ». La restitution du chantier du phare de Dhu Heartach est également saisissante de réalisme, on imagine sans difficulté la tâche surhumaine à laquelle se sont livrés ces marins et ouvriers.

On notera également au sujet des navires un souci du détail qui ravira les amateurs d’histoire maritime. Le vapeur Iona que le jeune Robert Louis Stevenson emprunte à Glasgow pour rejoindre l’île d’Erraid a bel et bien existé. L’Iona a été mis en service en 1863 pour la traversée du Firth of Clyde, avec tout le luxe de l’époque : salle à manger et salon pour les passagers. Racheté par la Marine confédérée pour tenter d’en faire un blocade runner, le navire sera remplacé par un second pratiquement identique, opérant sous le même nom. La couleur des cheminées laisse penser que c’est le premier qui a servi de modèle à Chanouga.

Le vapeur Iona quittant Glasgow. Bande dessinée Merry Men, Chanouga.
Le vapeur Iona en service dans le Firth of Clyde depuis Glasgow en 1863.

Nous avons là une adaptation somptueuse d’une épopée extraordinaire comme seul savait en produire le XIXe siècle. Nous recommandons chaudement à quiconque s’intéresse à l’histoire maritime de découvrir ou redécouvrir le roman de Stevenson et sa magnifique transposition en bande dessinée par Chanouga, que nous remercions pour nous avoir autorisés à restituer quelques uns de ses dessins.


Pour aller plus loin :

STEVENSON Robert Louis, Merry Men, 1882

CHANOUGA, Merry Men, Souvenirs d’une jeunesse écossaise, éditions Paquet, 2022

2 réponses à “Les Merry Men”

  1. Cette histoire retranscrite en BD est d’une très rare qualité graphique et narrative. Mais une question me reste, peut on dire que les Merry Men son en fait les roches de Torran? Merci pour votre éclairage

    Aimé par 1 personne

    • Bonsoir, c’est un plaisir d’apprendre que cet article vous a plu !
      Dans l’œuvre de Stevenson l’île d’Aros où se trouvent les fameux « Merry Men » est fictive mais s’inspire très largement de l’île d’Erraid, base arrière de la construction du phare de Dhu Heartach. Nous pouvons dire que ce sont les côtes escarpées d’Erraid qui abritent les Merry Men.
      Les roches de Torran sont plus éloignées au large. Elles font sans doute le même effet, mais ceux qui ont eu la malheureuse occasion de les approcher par mauvais temps n’ont pas vécu assez longtemps pour en témoigner !

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