Alban Lannéhoa
Simple superstition de marins ou réputation méritée ? Nous nous garderons bien de nous prononcer définitivement sur la question, mais un événement particulier porte un éclairage singulier sur le folklore entourant la « bête aux longues oreilles » à bord des navires, quand on apprend que le transport de quelques-uns de ces paisibles léporidés par le seul clipper Lightning en 1859 est à l’origine d’une catastrophe écologique sans précédent.
L’animal est historiquement présent en Europe et aux Amériques, il existe également quelques espèces endémiques sur le continent asiatique. Le lapin est en revanche totalement absent du continent australien lors des premiers voyages des navigateurs occidentaux en Océanie. Les premiers spécimens sont introduits à Sydney en 1788, embarqués au mépris d’une croyance déjà profondément ancrée dans le monde maritime. Pour des raisons incertaines, l’animal mort ou vivant est un tabou absolu à bord des navires de tout pavillon, sans doute la superstition maritime la plus connue avec celle liée à la présence de femmes à bord, également censée porter malheur pour nos anciens.
On comptera malgré cette superstition ancestrale près d’une centaine de nouvelles importations de lapins en Australie jusqu’à la moitié du XIXe siècle, sans que cela ne porte à conséquences. Pourtant, dans la deuxième moitié du siècle la population de lapins en Australie croît subitement de manière exponentielle, affichant le taux de colonisation le plus rapide jamais observé pour un mammifère nouvellement introduit sur un territoire donné. On estime aujourd’hui à 300 millions le nombre de lapins en Australie. Une récente étude du département de génétique de l’université de Cambridge et de chercheurs portugais accrédite la thèse d’une origine unique de cette « rabbit pest », remontant à la fin de l’année 1859.
Le 6 octobre de cette année, le britannique Austin Williams envoie innocemment à son frère Thomas, établi en Australie à Barwon Park dans les environs de Melbourne, plusieurs lapins sauvages capturés sur ses terres à Baltonsborough dans le Somerset. L’initiative a pour objet d’introduire quelques spécimens pour pratiquer la chasse et profiter en Australie de ce passe-temps apprécié en Europe.

13 animaux vont prendre place à bord du Lightning. Il s’agit de l’un des derniers grands clippers conçus aux Etats-Unis. Le navire a été construit en 1853 par Donald McKay au profit de James Baines, propriétaire de la Liverpool Black Ball Line of Australian Packets, plus simplement connue sous le nom de « Black Ball Line ». Le Lightning est un navire typique de cette génération de voiliers géants aux formes très allongées et à l’avant étiré et affiné pour présenter moins de résistance à la marche. Le bâtiment mesure 72 mètres de long pour une largeur de 13 mètres au maître bau, soit un ratio longueur sur largeur très élevé de 5,5. On observera parfois un ratio supérieur sur des navires aux proportions plus impressionnantes encore, jusqu’à 5,90 sur la Cutty Sark que l’on peut aujourd’hui visiter à Greenwich. Cette valeur est un excellent indicateur des performances : on théorise à cette époque l’intérêt de l’accroissement des dimensions des navires. Le célèbre ingénieur Dupuy de Lôme exposera ainsi que pour une forme de coque donnée il y a une longueur optimale pour que le navire donne sa meilleure vitesse, en d’autres termes un navire ayant une puissance donnée va d’autant plus vite qu’il est long, parce-que la résistance élémentaire est d’autant plus faible que le navire a de grandes dimensions.
Le Lightning établit bientôt des records, joignant notamment New York à Liverpool en 13 jours et 19 heures, croisant pendant 24 heures à une vitesse moyenne de plus de 18 nœuds. En 1855, il réalise la traversée de Melbourne à Liverpool en 65 jours. Il sera ensuite brièvement employé comme transport de troupes pour l’armée britannique vers les Indes en 1857, avant de retrouver son emploi sur les routes maritimes vers l’Australie.


Royal Maritime Museum Greenwich.
La « Black ball line » est particulièrement bien établie à la fin des années 1850, son activité profitant significativement de la ruée vers l’or australienne qui a débuté en 1851. Ce phénomène se stabilise et décline déjà à la fin de la décennie, mais la compagnie transporte toujours plusieurs milliers d’émigrants annuellement vers l’Australie. James Baines signera même en 1860 un accord avec l’Etat du Queensland lui accordant le monopole sur la route commerciale depuis la Grande-Bretagne.

C’est en tout logique vers cette compagnie qu’Austin Williams se tourne à l’automne 1859 pour prendre en charge les animaux destinés à son frère Thomas. Faisant mentir la superstition, les lapins pris en charge sur le Lightning n’auront semble-t-il causé aucun désagrément au cours de la traversée, et sont débarqués le soir de Noël 1859 à Melbourne.
Mais c’est suite à leur arrivée en Australie que tout le potentiel de nuisance de l’animal va se révéler. Les lapins sont déjà 24 à leur débarquement à Melbourne, suite aux naissances au cours du voyage. Relâchés à Barwon Park, ils vont bientôt se répandre de manière incontrôlable dans toute la région, menaçant en quelques années l’ensemble du pays. On tentera d’introduire délibérément le virus de la myxomatose, d’établir des clôtures pour freiner leur progression, rien ne permettra de juguler ce que l’on appelle désormais la « rabbit pest ».

La récente étude par l’université de Cambridge du profil génétique des populations actuelles de lapins australiens confirme que malgré les nombreuses autres introductions, c’est ce seul groupe importé en 1859, originaire du Sud-Ouest de l’Angleterre, qui est à l’origine de la dramatique invasion que l’on cherche encore à combattre de nos jours. Des spécificités génétiques les auraient rendus plus aptes à s’adapter au climat semi-aride de l’Australie, faisant de ce transport anodin sur le clipper Lightning une véritable bombe écologique à retardement.
S’il ne semble pas y avoir eu de précédent, il ne s’agira pas du dernier bouleversement d’un écosystème entier par des lapins transportés par voie maritime. L’animal est également introduit par des marins français dans les îles Kerguelen en 1864, avec là-aussi des conséquences néfastes et durables, causant la quasi-disparition de certaines plantes endémiques. On ne saurait toujours dire si la bête aux grandes oreilles porte effectivement malheur à la mer, mais il est certain que l’embarquement de l’animal sur des navires aura bel et bien été la cause directe de catastrophes majeures !
Quant au Lightning, il disparaîtra en 1869 dans un incendie survenu dans le port de Geelong, à quelques dizaines de kilomètres seulement de Barwon Park. L’histoire ne dit pas si des lapins se trouvaient une nouvelle fois à bord du clipper…

Pour aller plus loin :
HOUSEMAN Michael, Le tabou du lapin chez les marins, une spéculation structurale, Ethnologie française, avril-juin 1990, pp.125-142
ALMEROTH-WILLIAMS Tom, DNA profiling solves Australian rabbit plaque puzzle, Université de Cambridge, 22 août 2022