Patrice Decencière
AAMM
Cet article a été publié initialement dans le n°289 de la revue Neptunia, qui nous autorise aimablement à le reprendre sur nos pages :
Les dernières années du Second Empire virent l’introduction de curieux bâtiments à éperon, construits sur une structure de bois, et presque totalement dépourvus de superstructures et de gréement. Ces bâtiments, inspirés des monitors américains, présentent un aspect qui n’est pas sans évoquer nos modernes sous-marins d’attaque. Mais leurs missions et leur armement étaient bien différents.
Le lancement de la Gloire, en 1860, conférait à la Marine impériale une avance tactique provisoire sur la Marine de Grande-Bretagne, mais cette opération ne rééquilibrait pas sa faiblesse stratégique. Conscient de cette infériorité, le haut commandement chercha à perfectionner la défense côtière car, même sous le Second Empire, l’Angleterre était encore considérée comme l’adversaire potentiel sinon le plus probable, du moins le plus redoutable. La France du XIXe siècle conservait en effet le souvenir amer du blocus que les Anglais avaient imposé à nos ports pendant les guerres de la Révolution et de l’Empire. Ce blocus, très contraignant pour les ports de guerre, n’avait eu que des effets limités sur le commerce français, alors très continental. Il n’en n’était plus de même au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, la France s’étant hardiment lancé dans une politique coloniale appuyée sur une expansion commerciale à l’échelle du Monde. La protection de nos ports et de notre commerce maritime avait pris une importance considérable pour l’économie française. Parallèlement, la Marine française avait été très impressionnée par les performances du Monitor américain (1862) et de ses successeurs, utilisés dans les eaux côtières au cours de la guerre de Sécession. L’attrait de ces petites batteries cuirassées était tel que la France acquit le grand monitors Onondaga et le cuirassé à casemate Rochambeau, vétérans de la guerre civile américaine, pour les utiliser comme garde-côtes.

Malgré son franc-bord extrêmement réduit, ce Monitor réussit à traverser
l’océan Atlantique par ses propres moyens.
Dès 1862, le préfet maritime de Toulon Bouët-Willaumez prit l’initiative de susciter un concours pour l’établissement d’avant-projets de bâtiments garde-côtes. Ces navires devraient être « appropriée à la protection de nos ports et rades » qui « devraient être des espèces de béliers marins cuirassés, munis d’un éperon et d’un toit en fer. Massifs, rapides ils seraient destinés à se précipiter contre les navires agresseurs qui voudraient pénétrer dans nos rades, avec une puissance de choc susceptible d’entrouvrir ou, du moins, d’avarier sérieusement la coque de ces agresseurs ».
Cinq projets, dont quatre émanaient de la direction du Génie Maritime de Toulon, et un préparé par un ingénieur civil de Marseille, furent présentés dans le cadre de ce concours. Ces projets avaient en commun des formes trapues, destinées à faciliter les évolutions rapides que nécessite l’attaque à l’éperon, mais également un faible tirant d’eau permettant d’échapper dans les hauts fonds côtiers à un ennemi supérieur. En revanche, ces bâtiments ne devant opérer qu’à courte distance des rades à protéger, leur rayon d’action pouvait être réduit, ainsi que le volume consacré aux réserves de charbon.
Certains projets étaient très classiques, notamment celui de l’ingénieur Legrand, qui proposait un bâtiment amphidrome, semi submersible, surmonté d’une tourelle mobile armée de 21 canons ! A la même époque, d’autres propositions furent élaborées, qui n’atteignirent pas le conseil des constructions, mais ces projets témoignent du bouillonnement d’idées originales qui caractérise cette période charnière de la construction navale française.
Le Musée national de la Marine possède les maquettes de trois prototypes de garde-côtes, qui illustrent la diversité des solutions envisagées pour ce type de bâtiment.


Musée National de la Marine, 35 MG 2.

Musée National de la Marine, 35 MG 4.
Ce foisonnement d’idées, n’échappa pas à l’attention de Dupuy de Lôme, alors directeur des constructions navales. A la demande du ministre Chasseloup-Laubat, il réalisa une synthèse des différentes propositions qui avaient été présentées. Ce travail aboutit à un projet dont les plans furent acceptés par le Ministre : ils devaient servir à la construction d’une « batterie à hélice et à tour pour la défense des rades » baptisée le Taureau, qui fut mise sur cale à Toulon en septembre 1863.

Gravure E. Roevens d’après un croquis de M. Decoreis.

Gravure Louis Le Breton d’après un dessin de Pierre Letuaire.

Ce prototype, dépourvu de tout gréement et d’un déplacement de près de 2.600 tonneaux, avait une longueur de 61 mètres pour une largeur de 14,50 mètres et un tirant d’eau de 5 mètres. Sa coque était encore construite en bois, comme l’avait été celle de la frégate cuirassée la Gloire, car la France ne maîtrisait pas encore le charpentage métallique de grande dimension. Le garde-côte était protégé par un blindage latéral de 15 centimètres et par un pont épais de 5 centimètres, lui-même surmonté par un pont léger et arrondi en « carapace de tortue » (c’est le nom qui lui fut donné dans les documents officiels) qui conférait une silhouette un peu étrange au bâtiment et lui donnait un aspect un peu semblable à celui des futurs sous-marins. La poupe, fortement saillante, abritait les hélices et le gouvernail, selon un dessin qui fut ensuite adopté sur la plupart des navires de guerre de la fin du XIXe siècle. La forme arrondie du bâtiment posait des problèmes de manipulation des ancres, du moins avant que l’on ait adopté en 1874 les ancres Martin, qui pouvaient être saisies à plat sur les flancs arrondis du pont.
L’armement principal du Taureau était constitué de son éperon conique, en bronze, de 11 tonnes, disposé à 2,40 mètres sous la flottaison. En outre, un canon était prévu, qui devait être installé dans une tour fixe disposée très en avant, comme l’usage commençait à s’en répandre. Mais le prototype fut modifié en cours de construction et on substitua à la tour fixe une simple barbette constituée d’un blindage de 12 centimètres, faisant peu saillie par rapport au pont. Elle fut armée d’un canon de 240 millimètres disposé sur une plate-forme tournante, ce qui constituait une innovation pour l’époque.

La propulsion du garde-côte était assurée par deux hélices, afin d’en augmenter la manœuvrabilité pour le combat par le choc. Chaque hélice était mue par une machine de 240 chevaux dont les fumées étaient évacuées par une cheminée unique, permettant de dépasser une vitesse de 12 nœuds, ce qui fut constaté aux essais.
Les essais de ce premier garde-côte cuirassé furent en effet considérés comme très satisfaisants tant par la vitesse atteinte (comparable à celle de la Gloire), que du point de vue de la manœuvrabilité : il était en effet capable d’effectuer une rotation complète en un peu plus de quatre minutes en parcourant un cercle de 300 mètres de diamètre, ce qui était assez remarquable à l’époque et augurait bien de la capacité du Taureau à se servir efficacement de son éperon. Il s’agissait donc d’un progrès sensible par rapport aux batteries flottantes utilisées en Crimée.
L’ingénieur semble avoir été très satisfait de son œuvre, et déclarait « qu’une frégate cuirassée quelconque, de grande dimension, attaquée par un de nos garde-côtes, n’aurait d’autre moyen que la fuite pour échapper à une destruction certaine ».

Malgré tout, le faible franc-bord du bâtiment ne lui permettait pas de naviguer par tout temps en haute mer : ses formes arrondies le rendaient fortement rouleur dés que le clapot se levait, et son avant était « vite mangé par la mer ». L’usage de son canon devenait donc rapidement impossible, et l’attaque à l’éperon devenait illusoire à mesure que la mer grossissait. L’usage militaire de ce bâtiment paraissait donc exclusivement limité aux rades abritées.
Dupuy de Lôme se mit immédiatement à l’étude d’un type de garde-côte plus évolué, tenant compte de l’expérience acquise sur le Taureau : ce nouveau type servit de modèle pour la construction de la série des Cerbère.

Gravure Blanchard d’après un dessin de M. Ponroy.

L’ingénieur accrut les dimensions de ce nouveau type de garde-côte : d’une longueur de 66 mètres pour une largeur de 16,50 mètres et un tirant d’eau de 5,60 mètres, ce qui portait son déplacement à 3.600 tonneaux.
Toujours construit sur une charpente de bois, la forme générale du bâtiment était peu changée par rapport à celle du Taureau, mais la carapace « en dos de tortue » était légèrement blindée (1,50 centimètres), au-dessus d’un pont horizontal en bois qui ne l’était plus. La carapace, formant tunnel, était percée sur les côtés d’une vingtaine de petits hublots à volets métalliques, éclairant le pont principal. Ces hublots étaient certainement fermés à la mer. Le blindage latéral avait été porté à 22 centimètres à la flottaison et celui de la tourelle à 18 centimètres.

Aide-mémoire d’artillerie navale, chapitre 6, planche 18.
La grande nouveauté de ce modèle réside dans le remplacement de la barbette par une tourelle mobile, armée de deux canons de 240 millimètres. Cette tourelle présentait un certain nombre de nouveautés qui en faisaient un prototype remarquable : Elle pouvait tourner grâce à une série de 28 galets roulant sur une « circulaire » disposée sur le pourtour d’une base cylindrique qui exhaussait les canons à 4,50 mètres au-dessus de la flottaison. A l’origine, cette tourelle était actionnée à l’aide de treuils qui se révélèrent d’une utilisation délicate et qui durent rapidement être remplacés par un dispositif plus satisfaisant.

Aide-mémoire d’Artillerie navale, chapitre 6, planche 17.
Les canons étaient des pièces de 240 millimètres modèle 1870, montés sur des affûts fixes spéciaux du modèle 1867 qui se distinguaient par un long châssis, le long duquel une « chaîne Galle » (chaîne sans fin analogue aux chaînes de bicyclettes) permettait de remettre la pièce en batterie après le départ du coup.

Aide-mémoire d’artillerie navale, chapitre 3, planche 45.

La propulsion était assurée par deux machines à vapeur indépendantes l’une de l’autre, construites au Creusot. Chacune de ces machines était couplée à une hélice bipale. Ces machines étaient approvisionnées par des chaudières à six corps et vingt-huit foyers, chacune d‘elles disposant de sa propre cheminée, ce qui est la caractéristique la plus visible qui différencie le Taureau des garde-côtes du type Cerbère. Chaque machine, à double expansion et à bielles renversées, d’une puissance de 265 chevaux, faisait mouvoir une hélice à la vitesse maximale de 88 tours par minute. Les volants servent à réguler la vitesse de rotation des arbres.

à gauche, et vue de la face avant de la machines de bâbord, à droite.
Vice-Amiral Pâris : L’Art naval à l’Exposition universelle de 1867, planche XXXIX.
Une autre innovation importante est à signaler : le Cerbère est le premier bâtiment français qui ait été équipé d’une pompe d’épuisement de cale actionnée par la vapeur. Ce mécanisme était bien utile en raison faible franc-bord de bâtiments dont l’avant pouvait être « mangé par la mer ».
Les garde-côtes de seconde génération ont été commandés en deux étapes, en 1866 et en 1867. Le Cerbère fut mis à l’eau à Brest en 1868, le Bélier le fut à Cherbourg en 1870, et le Bouledogue à Lorient en 1872. Ces trois bâtiments constituent la première série. L’année suivante fut commandé le Tigre, mis à l’eau en 1871 à l’arsenal de Brest. Nous n’avons pas retrouvé de photographie de ce quatrième garde-côte.



On ne peut qu’être frappé par la lenteur de la construction ces petits bâtiments. On peut imaginer que les arsenaux avaient d’autres priorités, surtout pendant la guerre de 1870. Le Cerbère, premier bâtiment achevé de la série, subit des essais en rade de Brest en janvier 1870. L’un des objets de ces essais était de vérifier la souplesse d’utilisation des machines qui devaient pouvoir être mises en marche en moins de 30 secondes et être inversées en moins de 60 secondes « lors même que les machines seraient lancées à toute vitesse ou réciproquement ». On retrouve le souci d’assurer une grande agilité manœuvrière à des bâtiments destinés à combattre principalement par le choc.
Lors de la première journée d’essai, la commission constata que les machines fonctionnaient de manière à peu près satisfaisantes, mais que le « Cerbère gouvernait très mal et faisait des embardées considérables ». Ces embardées atteignaient parfois 2 quarts (22 degrés). Ce défaut était très grave pour un bâtiment principalement destiné à l’attaque à l’éperon, qui nécessite de grandes qualités manœuvrières. Le gouvernail comportait un safran relativement classique, et le timon était manœuvré par des drosses. La commission d’essai préconisa le remplacement du gouvernail par un modèle compensé à triple lames, selon le système mis au point par l’ingénieur Joessel, et récemment expérimenté sur la corvette cuirassée Armide.

Alphonse Hauser : Cours de construction navale, 1887.
Les essais se poursuivirent par l’étude du comportement à la voile car, à l’origine, le Cerbère était doté d’un gréement rudimentaire : sa voilure comportait un grand foc, une misaine, un petit hunier et un petit perroquet, ainsi qu’une brigantine. Cette voilure se révéla mal équilibré, le bâtiment étant trop ardent, et surtout difficile à manœuvrer en raison de la petite surface accessible à l’équipage sur le pont courbe. La commission préconisa la suppression de la voilure, ce qui fut exécuté.
La commission critiqua également le choix des mouillages (ancres à jas traditionnels) dont la manœuvre nécessitait l’emploi d’une grue-bossoir disposée sur l’avant de la tourelle, en raison des formes particulières de la « carapace ».

Rapport de la commission d’essai du Cerbère, du 29 février 1872.
Cette disposition ne put être modifiée que par l’adoption des ancres Martin, qui pouvaient être disposées à plat sur les flancs de la « carapace », d’où elles pouvaient glisser le long d’un renfort avant de tomber à l’eau.


L’essai de la tourelle ne put être mené à bien, car les treuils se révélèrent inopérants, et la commission ne put la faire pivoter que grâce à des moyens de fortune. La commission recommanda l’installation de machines à vapeur pour réaliser ces mouvements. Un système de servo-moteurs, grande nouveauté pour l’époque, fut monté sous la tourelle, qui fut essayé en mars 1871. La commission d’essai put constater « qu’un seul homme met la tour en mouvement, l’arrête et la fait repartir en sens inverse, le tout avec facilité, précision et sans fatigue ». Les essais à la mer confirmèrent le bon fonctionnement du mécanisme malgré le roulis : le tour complet de la tourelle s’effectuait en une minute et demie.

A la même époque fut essayée la commande du nouveau gouvernail à triple lame par un appareil servo-moteur, dû à l’ingénieur Farcot, s’inspirant de systèmes testés par Dupuy de Lôme sur le Solférino. On gouvernait à l’aide d’un petit volant : un demi-tour suffisait pour donner un angle de barre de 36°. A la mer, le garde-côte se révéla relativement facile à manœuvrer, et conservant bien son cap avec de petits mouvements de volant. Son nouveau gouvernail se redresse spontanément dès que la vitesse dépasse un certain seuil. La nouvelle commande était commodément débrayable et l’on pouvait toujours manœuvrer grâce une barre classique en cas de défaillance du servo-moteur. La commission d’essai conclut que grâce à son nouveau système de gouverne le Cerbère manœuvrait très bien et rapidement.
La guerre de 1870 affecta la construction des garde-côtes. Seul le Cerbère fut employé au cours de cette guerre, mais les quelques sorties qu’il effectua ne servirent pas à grand-chose : la marine prussienne de l’époque n’étant pas en mesure de menacer les ports français. Une fois la paix revenue, les cinq garde-côtes furent employés dans les eaux tranquilles des rades militaires de Brest et Cherbourg, en raison de leur valeur militaire limitée. Le Cerbère fut rayé des listes de la flotte en 1887, le Taureau et le Tigre en 1891, le Bélier en 1896 et le Bouledogue en 1897.
Ces cinq bâtiments témoignent de l’effervescence technique traversée par la construction navale du milieu du XIXe siècle : ces garde-côtes dépourvus de toute voilure, ce qui leur donnait un surprenant aspect moderne, étaient encore construits en bois, mais ils inauguraient plusieurs techniques de pointe, dont l’asservissement de la vapeur à diverses fonctions autres que la propulsion.
La Marine française continua d’utiliser et même de construire des garde-côtes de construction plus conventionnelle : série des Tonnant, Tempête, Fulminant, lancés pendant les années 1870. Par la suite, elle augmenta progressivement leur déplacement et leur armement, jusqu’à ce que les bâtiments classés « garde-côtes » ne se distinguent plus vraiment des petits bâtiments cuirassés. A partir des années 1890/1900, la défense des rades et des eaux territoriales fut principalement confiée aux torpilleurs numérotés, qui s’étaient avérés incapable de naviguer en haute mer. Ces derniers furent répartis dans tous les ports du littoral pour former une « défense mobile » qui n’eut pas l’occasion de prouver son efficacité. Le concept de défense côtière mobile parait aujourd’hui un peu étrange, la marine étant, par sa discrétion et son ubiquité une arme structurellement offensive, qui ne joue un rôle défensif, véritablement naval, que dans ses missions d’escorte de convois en haute mer.
Et effectivement, à l’aube de la Grande Guerre, la forme de défense côtière la plus simple et la moins couteuse se révéla être le mouillage de champs de mines sous-marines sur le plateau continental, une forme de protection navale déjà expérimentée par les Russes dès la guerre de Crimée en 1855. En outre, les canons de défense côtière avaient atteint des performances qui leur permettaient d’atteindre des cibles éloignées.

En couverture : Le Taureau, lithographie Louis Auguste Turgis.
Pour aller plus loin :
BATTESTI Michèle, La Marine de Napoléon III, une politique navale, SHD, 1997.
DUPUY DE LÔME Henri, Notice sur les travaux scientifiques, 1866.