Il ne s’agira probablement pas du genre d’Amazones auxquelles vous pourriez vous attendre, mais des corvettes à vapeur HMS Daphne, Dryad et Nymph de la classe Amazon. La « chasse » dont il est question a eu lieu sur les côtes Est-africaines, où la Royal Navy intervenait activement pour faire cesser le commerce d’esclaves.
Cet article a été initialement publié le 8 juillet 2019 par Jeanne Willoz-Egnor du Mariners’ Museum and Park, qui nous autorise aimablement à en reproduire cette traduction :
Je me suis intéressée à cette histoire à l’occasion du transfert vers les collections du Mariners’ Museum d’un album d’aquarelles et de croquis, contenant trente-sept illustrations que nous devons au Lieutenant William Henn de la Royal Navy. Ce nom sera familier aux amateurs de l’histoire de l’America’s cup : Henn et sa femme Susan ont concouru lors de l’édition de 1886 contre le Mayflower sur leur cotre de 90 tonnes Galatea, qui était aussi leur domicile !
Exploiter ces images a pris environ huit mois car le travail présentait plusieurs défis majeurs. D’abord, les dessins avaient été mélangés et placés dans un ordre aléatoire dans l’album. Ils n’étaient heureusement pas collés et ont pu être retirés, mais les remettre en bon ordre n’allait pas de soi ! Toutes les œuvres ne sont pas datées ou identifiées, et nous ignorions encore que la majorité se trouvaient directement liées à la carrière de Henn dans la Royal Navy. Nous ne reproduirons évidemment ici qu’une petite partie de la production originale de l’officier. Après des recherches très approfondies pour retracer sa carrière, nous sommes maintenant en mesure de réorganiser ses œuvres, et l’histoire qu’elles racontent est fascinante !

William Henn est né à Dublin en 1847. Il rejoint la Royal Navy à l’âge en treize ans en tant que cadet à bord du vaisseau HMS Trafalgar. Entre 1862 et 1866, il est affecté sur la frégate mixte HMS Galatea. Il a dû apprécier ce séjour à bord de ce navire car il donnera ce même nom au yacht avec lequel il participera à l’America’s cup ! Pendant la guerre de sécession, la Galatea navigue dans le golfe du Mexique et le long de la côte Est des Etats-Unis. La frégate fait une escale en baie de Chesapeake au mois de janvier 1865. Henn croise également la route des navires de la Royal Navy qui posent le câble transatlantique en 1866. En 1872 il est commandant en second de l’expédition de la Royal Geographical Society pour retrouver le Dr. David Livingston, porté disparu.


Le 1er août 1867, Henn est affecté sur la HMS Daphne. Ce navire ainsi que ses sisterships HMS Dryad et HMS Nymphe font partie de la nouvelle classe Amazon mise en service par la Royal Navy. Ces corvettes à propulsion mixte portent des voiles carrées sur le grand mât et le mât et le mât de misaine, et une voile aurique ou voile goélette sur le mât d’artimon. Cette voilure est particulièrement adaptée aux opérations en Afrique de l’Est où les voies maritimes sont souvent soumises aux conditions exigeantes de la saison des pluies. Avec la capacité de naviguer sous voiles mais également à la vapeur lorsque les conditions l’exigent, la Daphne et ses sisterships sont devenues les armes les plus redoutables à disposition de la Grande-Bretagne dans sa lutte contre la traite des esclaves en Afrique de l’Est.

National Maritime Museum Greenwich, NPA9873.


La « chasse » menée par ces corvettes est organisée par le Commodore Leopold Heath de la station navale des Indes orientales, basée à Bombay. Heath a élaboré un plan pour déployer ses navires à des points stratégiques le long de la côte, d’où ils sont en mesure de manœuvrer contre les vents dominants de la mousson et de bondir sur les boutres se livrant au commerce d’esclaves navigant sans méfiance sur les côtes.

La Daphne est la première corvette de la classe Amazon mise en action. A la mi-septembre 1868 on équipage navigue entre Zanzibar et Bombay, observant et interceptant les boutres se livrant au commerce d’esclaves. La tactique du Commodore Heath se montre si efficace que les marchands d’esclave essayant désespérément d’échapper à la capture vont employer des méthodes particulièrement odieuses. A l’issue d’une poursuite le 28 octobre, lorsque l’équipage d’un boutre se voit acculé, il lance son navire en travers des brisants sur une plage. En quelques instants le boutre est emporté par les vagues déferlantes. L’équipage de la Daphne envoie immédiatement une chaloupe pour tenter de sauver le plus de vies possibles, il est malheureusement déjà trop tard pour nombre de ceux qui se trouvent piégés à bord du navire lorsque l’embarcation atteint le rivage. Les marins britanniques parviennent à sauver sept enfants de six ans qui se trouvaient encore à bord.

Illustrated London News, 16 août 1873.

Tandis que la Daphne poursuit sa chasse, le lieutenant Henn est chargé de commander l’un des cotres du navire et reçoit pour mission d’intercepter les boutres au large de Brava en Somalie. Le 1er novembre il poursuit et capture un boutre. On découvre que ce dernier est chargé de 156 hommes, femmes et enfants. Le capitaine de la Daphne, George Sulivan, décrit « l’état déplorable de certains de ces pauvres hères entassés dans un boutre, au fond duquel se trouve un tas de pierre en guise de lest. Sur ces pierres, sans même une natte, se trouvent vingt-trois femmes entassées, une ou deux avec des nourrissons dans les bras. Il n’y a pas de place pour s’assoir droit, sur un pont de bambou à environ trois pieds (un mètre) au-dessus de la quille se trouvent quarante-huit hommes entassés de la même manière, et sur un autre pont au-dessus de celui-ci se trouvent cinquante-trois enfants. Certains de ces esclaves se trouvent aux derniers stades de la famine et de la dysenterie ».

Illustrated London News, 24 février 1869.

En peu de temps, la Daphne a intercepté tellement de boutres que l’équipage est à la lutte pour s’occuper de 322 esclaves libérés. Après un voyage difficile le navire parvient à atteindre les Seychelles, non sans qu’une épidémie de variole ne se soit déclarée à bord. Les esclaves libérés sont conduits sur une île de quarantaine et l’on construit un abri suffisamment grand pour loger tout le monde avant de reprendre la mer pour Bombay. Malheureusement, lorsque le navire revient quatre mois plus tard, on découvre que plus de cinquante des anciens captifs sont morts de maladie.



Le 6 février 1869, Henn est affecté sur le sistership de la Daphne, la corvette HMS Dryad, dont le principal terrain de chasse est le golfe persique et les côtes de la péninsule arabique. Au mois de mai la Dryad se trouve au large de Ras Madraka à Oman. Encore une fois, l’équipage d’un boutre vient jeter le navire à la côte dans l’espoir de s’échapper par voie terrestre avec tous les esclaves qui auraient survécu au naufrage. Le captain Colomb, commandant la Dryad, envoie une compagnie de débarquement sur deux embarcations pour sauver les survivants et les ramener sains et saufs.

L’un des canots franchit les brisants sans difficultés, mais le second n’est pas aussi chanceuse et se trouve submergée par les vagues. La majeure partie de l’équipage, dont fait partie Henn, parvient à atteindre la plage et se porte au secours des esclaves survivants. Lorsque la Dryad revient après avoir chassé de son côté un autre boutre, on trouve à bord du cotre cinquante-neuf hommes, femmes et enfants. Les autres survivants sont restés sur la plage après le chavirage du canot restant à son troisième aller-retour, causant la perte de cinq marins.

d’après un dessin du Lieutenant William Henn.

Mariners’ Museum and Park, accession number #1936.0243.19
Les brisants devenant trop violents pour tenter de les traverser en sécurité, les naufragés passent la nuit sur la plage. Pour leur porter secours, deux hommes de la Dryad les rejoignent à bord d’une baleinière chargée de provisions et d’armes. Bien que partiellement submergée par les vagues, la baleinière parvient à gagner le rivage. Le lendemain les anciens esclaves et leurs sauveteurs marchent une quinzaine de kilomètres en territoire hostile jusqu’à une zone d’accostage favorable pour les embarcations de la Dryad. L’épisode a coûté la vie de cinq hommes et deux canots à la Dryad. Seuls 60 des 300 esclaves ont pu être sauvés.

Parfois, la bataille de ces « Amazones » contre la traite des esclaves en Afrique de l’Ouest n’implique pas tant une chasse armée que des manœuvres politiques avec des acteurs cherchant à dissimuler leur commerce. Au mois de mars 1869, le captain Edward Meara et la corvette HMS Nymph font escale à Majunga, au Nord-Ouest de Madagascar. Au cours de cette escale, l’équipage visite des boutres ancrés dans le port, mais aucun ne semble être lié au commerce des esclaves. Vers la fin de l’escale toutefois, deux esclaves en fuite nagent jusqu’à la Nymph. Meara interroge les deux hommes et apprend que deux boutres du port avaient débarqué près de 200 esclaves à peine deux semaines avant la visite de la corvette. Meara fait faire demi-tour immédiatement et retourne à Majunga. Au mouillage, une compagnie de débarquement est mise à terre pour identifier et détruire les boutres incriminés.
Les responsables locaux affirment qu’ils avaient « signalé » le débarquement des esclaves à leur propre gouvernement à Tananarive, et se trouvaient dans l’attente d’une réponse. Aucune de ces informations n’avait toutefois été communiquée à l’équipage de la Nymph à l’occasion de sa première escale. Meara affirme que son navire ne quittera pas le port sans les captifs qui ont été débarqué. Apprenant qu’il ne recevrait une réponse que dans un délai de deux mois, Meara fait tirer un coup de semonce en direction du fort, mais ne fait pas mettre à terre ses hommes. Son équipage trouve un boutre dans lequel se trouvent quelques esclaves, mais la Nymph sera contrainte à quitter Majunga en laissant des dizaines de captifs qu’il n’a pas été possible de retrouver.
Au mois de juillet, le commodore Heath envoie le captain Colomb et la Dryad pour tenter de régler la question des esclaves disparus. Entre temps, Meara a appris que 133 des 174 captifs étaient encore en vie et répartis dans toute la ville, ce qui a compliqué les recherches. Meara apprend également que 120 esclaves supplémentaires ont été débarqués, il devient évident que les autorités de Majunga se livrent activement à la traite des esclaves malgré leurs engagements à faire cesser ce commerce.
Lorsque la Dryad arrive à son tour à Majunga, le captain Colomb est en possession d’une lettre portant le sceau de la reine de Madagascar indiquant que les captifs doivent être remis aux Britanniques. A l’issue de nouvelles manœuvres diplomatiques, 140 hommes, femmes et enfants sont livrés à l’équipage de la Dryad qui les transporte vers l’île Maurice avant de poursuivre sa chasse.

Au mois d’octobre 1869 le captain Colomb étudie la possibilité d’établir une colonie pour les esclaves libérés. Il écrira : « Il me semble que Port Durnford est l’endroit indiqué par sa nature et sa disposition pour notre occupation. La rivière est facile d’accès, transporte des eaux profondes sur une certaine distance à l’intérieur des terres et peut accueillir un certain nombre de navires. Si elle possède de l’eau douce et un climat salubre, ce doit être un point convenable pour l’expérience. L’effet d’une colonie britannique là-bas porterait un coup plus dur au commerce d’exportation d’esclaves que tout ce que nous avons déjà tenté ou proposé, à l’exception peut-être de l’acquisition de Zanzibar elle-même ».


National Maritime Museum Greenwich, P47492.
A ce moment-là, il semble que la carrière de chasseur de boutres esclavagistes du lieutenant William Henn se termine, car un article de l’Allen’s Indian Mail and Official Gazette du 8 mars 1870 le montre retournant en Angleterre à bord de la Daphne.

Selon John Broich, auteur de l’ouvrage « Squadron : Ending the African slave Trade », que nous recommandons très fortement, Meara et l’équipage de la Nymph ont libéré au cours de leur courte chasse plus de 400 personnes, auxquelles s’ajouteront les quelques 200 détenus illégalement à Majunga. Le captain Colomb et la Dryad ont libéré plus de 360 personnes, et le captain Sulivan sur la Daphne plus de 1000.
En couverture : équipage d’une embarcation britannique chassant un boutre esclavagiste, gravure William Heysham Overend (1851-1898).
Article d’origine sur le site du Mariners’ Museum and Park : https://www.marinersmuseum.org/2019/07/hunting-with-the-amazons
Pour en savoir plus :
BROICH John, Squadron : Ending the African slave trade, 2017