Alban Lannéhoa
L’histoire navale est ponctuée d’innombrables fortunes de mers et de destins dramatiques. Mais parmi les navires ayant eu à affronter la fureur des éléments déchaînés, il en est certains qui ont semblé refuser obstinément le sort funeste auxquels ils semblaient promis, et qui ont miraculeusement survécu aux plus terribles épreuves. C’est le cas de la frégate HMS Pique, dont l’étonnante carrière aurait pu se terminer dès la première année de navigation !
Lancée le 21 janvier 1834, la HMS Pique est une frégate de 5ème rang portant 36 canons, construite au chantier de Devonport (Plymouth). Elle est conçue au début des années 1830 par sir William Symonds (1782-1856), qui officie alors en qualité de « Chief Surveyor of the Navy », à la tête de l’institution en charge de l’établissement des plans des futurs navires de la Royal Navy.

Première d’une nouvelle série de frégates, la Pique est un bâtiment relativement imposant. Elle mesure 160 pieds (48 mètres) de long pour une largeur de 48 pieds (14 mètres) au maître-bau, et jauge 1633 tonneaux. Du point de vue des qualités nautiques, cette frégate est réputée rapide mais toutefois plutôt mauvaise marcheuse, sujette à un tangage et à un roulis excessifs, limitant le potentiel de mise en œuvre de ses puissantes pièces d’artillerie de 32 livres en batterie, qui sont la qualité première de ce bâtiment.

National Maritime Museum Greenwich.

Le commandement de la Pique est confié au Captain Henry John Rous, vétéran des guerres napoléoniennes qui a commencé sa carrière en 1808 et servi sur le célèbre HMS Victory l’année suivante. Commandant la frégate de 6ème rang HMS Rainbow à compter du mois de juillet 1825, il explorera les côtes Est-australiennes, laissant son nom à la terre qui devient le Rous county en Nouvelle-Galles du Sud.
La Pique quitte Portsmouth le 25 juillet 1835 pour sa première mission qui l’emmène au Canada. Après une mission de patrouille au large des côtes du Labrador, la frégate parvient à Québec le 21 août. Dans la nuit du 25, un marin tombe dans le Saint-Laurent. Horace Mann, officier marinier du bord, se jette dans le fleuve pour tenter de lui venir en aide mais disparaît à son tour. Une plaque commémorative honore sa mémoire à Québec.
Le 17 septembre, la Pique quitte Québec pour le retour en Europe, avec à son bord Lord Matthew Whitworth-Aylmer, ancien gouverneur général du Canada, accompagné de sa femme et des officiers de sa suite. L’appareillage est favorisé par une faible brise et Québec est rapidement hors de vue. Le 19 septembre la frégate évolue au large de Gaspé, sous un beau temps et par une mer calme. Mais les conditions se dégradent dès le 20 et la Pique poursuit bientôt sa route dans un épais brouillard. On évalue rapidement qu’il ne serait pas avantageux d’évoluer dans ces conditions vers l’océan Atlantique, et l’on prend la décision de faire route au Nord pour quitter le golfe du Saint-Laurent par le détroit de Belle-Isle où l’on espère rencontrer des conditions plus favorables.

S’engageant dans le détroit, la Pique évolue de nouveau dans un épais brouillard. Les témoins préciseront que « quiconque n’ayant une expérience personnelle de la navigation dans ces parages ne peut se faire une idée de la densité, de l’absolue réalité d’un vrai brouillard de Terre-Neuve ». Le détroit de Belle-Isle est réputé très piégeux, et son parcours est moins maîtrisé par les Britanniques que par les Français. En 1755 l’escadre du comte du Bois de la Motte avait tiré profit de cet avantage pour échapper à la flotte britannique qui l’attendait dans le Golfe du Saint-Laurent.
Dans les conditions particulièrement hasardeuses qu’elle rencontre, la Pique évolue prudemment sous voilure réduite mais ne parvient à éviter l’accident : les veilleurs sur le gaillard d’avant ont le temps d’avertir de la présence de récifs à hauteur de la Pointe Forteau, mais il est trop tard pour mettre en panne. La frégate heurte frontalement les roches à une vitesse de huit nœuds, sans avoir eu le temps de dévier sa route. Instantanément stoppée sous la violence du choc, la Pique est poussée sur les roches par la marée et s’immobilise. Malgré l’urgence de la situation, l’équipage réagit en ordre et les bonnes décisions sont immédiatement prises pour mettre en sécurité le navire. On soulage la mâture ébranlée par le choc en démontant les hauts mâts, et l’on prend les dispositions pour consolider le mât de misaine durement éprouvé. Les embarcations de la frégate sont immédiatement mises à l’eau pour évaluer les dommages, et trois ancres sont jetées sur l’arrière pour stabiliser le navire. Ces opérations sont réalisées dans le plus grand calme.

L’arrière de la frégate est manifestement sérieusement endommagé et le gouvernail donne des signes de faiblesse alarmants. Les marins de la Pique ne peuvent heureusement pas constater l’étendue des dégâts dans les fonds du navire : toute la fausse quille et le taille-mer ont été emportés, la quille elle-même est très endommagée et une partie du bordage a été arraché. Dans de telles conditions, la cohésion même de la charpente de la frégate est mise en danger. Un tel spectacle aurait très certainement amené l’état-major à abandonner le navire ou du moins à tenter de rallier Québec ou la Nouvelle-Ecosse, en aucun cas à entreprendre de retraverser l’Atlantique comme il en a l’intention.
La frégate reste ainsi bloquée 11 heures sur les récifs, malmenée par la houle. La situation est critique : la brise fraîchit et l’équipage pompe en permanence pour étaler les importantes voies d’eau qui se sont déclarées. On n’envisage toutefois à aucun moment d’abandonner le navire : on se trouve alors sur une côte inhospitalière, loin de tout poste en mesure de prêter assistance à 300 naufragés. On imagine que la magnifique aurore boréale qui éclaire la nuit suivante est d’un piètre réconfort pour les marins à la lutte pour sauver leur navire. Les canons de l’arrière sur tribord sont jetés à la mer avec empressement ainsi que 100 tonneaux d’eau douce, pour permettre d’alléger la frégate et de la dégager à la marée suivante.
Le lendemain matin, on poursuit les efforts pour renflouer le navire. La Pique se dégage peu avant neuf heures du matin, et l’on vient la mettre en sécurité au mouillage dans la baie nommée « l’Anse au Loup », 10 milles nautiques plus loin. Après des réparations sommaires, la frégate reprend la mer le 24 septembre, l’équipage constamment employé à la mise en œuvre des pompes pour évacuer l’eau s’accumulant dans les fonds par les importantes voies d’eau qu’il est impossible d’aveugler totalement. Le navire embarque jusqu’à 3 pieds d’eau par heure, ce qui est absolument catastrophique, mais la frégate semble encore structurellement en état de traverser l’Atlantique.
Les nouvelles méthodes de construction navale du XIXe siècle ont probablement sauvé le navire en garantissant la cohésion de sa charpente. La quille est notamment conçue suivant le concept de « safety Keel » d’Oliver Lang : outre la fausse quille qui absorbe en premier les chocs, la quille elle-même est composée de plusieurs éléments, de sorte que sa partie inférieure, ou « extérieure », puisse également se trouver totalement arrachée sans pour autant remettre en cause l’intégrité des fonds du navire. La cohésion de la charpente est également significativement améliorée sur les navires de cette génération par l’usage de renforts métalliques pour les liaisons des baux à la muraille, en lieu et place des anciennes courbes de bois.

National Maritime Museum Greenwich.
Les fonds des navires du XIXe siècle sont également considérablement renforcés par des dispositifs ingénieux. Le britannique Robert Sepping a introduit au tout début du siècle des renforts diagonaux entrecroisés en bois, système très largement répandu que l’on peut aujourd’hui encore observer sur la frégate Jylland au Danemark. On observe sur la Pique une version améliorée de ce concept consistant en l’installation d’un lattage métallique entrecroisé dans la cale. Ces renforts s’insèrent entre la membrure et le vaigrage, et remontent jusqu’au pont de batterie aux extrémités du navire.

Estimant la frégate en état de supporter la traversée de l’Atlantique, le commandant fait remettre le cap à l’Est. On porte toujours une attention toute particulière au mât de Misaine qui a beaucoup souffert et reste manifestement fragile. Pendant plusieurs jours, la frégate évolue par un temps clair, favorisée par une bonne brise la poussant vers l’Angleterre. La visibilité parfaite permet d’éviter sans difficultés les quelques icebergs croisés en chemin.
Mais la mauvaise fortune de la frégate n’est pas épuisée. Le 27 septembre, alors que la Pique se trouve déjà à 500 milles nautiques des côtes de Terre-Neuve, le gouvernail fragilisé par l’échouement cède brutalement. Le navire sans direction se met rapidement dans le lit du vent et l’on amène précipitamment la voilure. Comble d’infortune, la frégate est surprise dans cette situation par une violente tempête. La position de la Pique est critique : désormais en haute mer, le bâtiment ne craint plus d’être drossé à la côte, mais embarque toujours jusqu’à 3 pieds d’eau par heure dans la cale malgré le calfatage de fortune, et n’est désormais plus en mesure de manœuvrer. Après 24 heures dans cette situation, une voile providentielle est en vue. La Pique hisse le white Ensign à l’envers et tire à plusieurs reprises au canon, signaux de détresse qui ne sont peut-être pas perçus par le navire qui continue sa route sans prêter assistance à la Pique.

Tableau de John Christian Schetky, National Maritime Museum Greenwich.
Le 30 septembre, la Pique est prise dans une nouvelle tempête. On embarque toujours autant d’eau et l’on commence à douter de la capacité à rejoindre l’Angleterre. Deux nouveaux canons sont jetés par-dessus bord dans l’espoir d’alléger encore le navire, qui doit encore parcourir 1400 milles nautiques pour rentrer Grande-Bretagne. Un premier gouvernail de fortune est installé mais il s’avère trop fragile et est rapidement emporté par la houle.

National Maritime Museum Greenwich.
Le 1er octobre, le temps est un peu plus clément. On aperçoit à l’horizon une nouvelle voile. Il s’agit du brick Suffren de Saint-Malo, mieux disposé que le précédent navire qui n’avait pas daigné porter assistance à la Pique. L’aide ne peut toutefois être que matérielle, la Pique doit continuer seule sa traversée de l’Atlantique. Le Suffren prend au moins en remorque quelques instants la frégate pour lui permettre de virer et de reprendre sa route dans le bon cap.

Du 2 au 5 octobre, la Pique manœuvre uniquement à la voile, sans gouvernail. On met à profit le temps clément du 6 pour installer le deuxième gouvernail de fortune qui donne satisfaction. Mais c’est sans compter sur la persévérance des éléments dans leur dessein de faire périr l’infortunée frégate. La brise fraîchit de nouveau dans la nuit du 9 au 10, le nouveau gouvernail est à son tour arraché et la Pique emportée au gré du vent. L’angoisse gagne de nouveau l’équipage qui sait que les îles Scilly sont désormais proches et connait l’incertitude autour de la position du navire depuis que les montres marines du bord ont été déréglées lors de l’incident dans le détroit de Belle-Isle.
Quand le vent faiblit le 11 octobre, alors que l’on manœuvre uniquement le navire aux voiles, on parvient à estimer que la Pique évolue désormais à hauteur de l’île de Guernesey, que la frégate rejoint dans la soirée, venant au mouillage. La Pique achève ainsi son odyssée épique à travers l’Atlantique, au cours de laquelle elle aura manœuvré à l’aide de deux gouvernails de fortune actionnés par une aussière sur chaque bord, et parcouru plusieurs centaines de milles nautiques sans aucun gouvernail.
La Pique est de retour en Angleterre au mois d’octobre 1835, et rentre au bassin dès le 20 du mois pour une inspection détaillée des dégâts subis au Canada. On constate alors l’extraordinaire étendue des dommages : la fausse quille a totalement disparu, et la quille elle-même est très largement entamée. A trois endroits les dommages sont plus considérables encore, la membrure et le bordage sont sérieusement enfoncés.

d’une traversée de l’Atlantique dans ces conditions l’est encore davantage !
National Maritime Museum Greenwich.

des vues en coupe montrant les atteintes à la quille et à la membrure.
National Maritime Museum Greenwich.
Le choc a dû porter sur l’avant du navire, où les dégâts sont les plus importants. Une énorme roche est restée enchâssée entre les entre les varangues et a permis d’éviter la formation d’une voie d’eau catastrophique qui aurait perdu le navire en très peu de temps. Cette roche providentielle est aujourd’hui conservée à Portsmouth.

Le Captain Rous est traduit en Cour Martiale à Porstmouth mais ne sera pas jugé coupable des dommages subis par son navire. On notera a contrario son calme et son sang-froid dans la gestion de l’incident, qui ont permis de garder la discipline à bord dans des instants cruciaux et de sauver le navire. L’excellent sens nautique des officiers et marins de la Pique, qui ont ramené à bon port un navire quasiment ingouvernable, est également salué. S’il n’est pas formellement sanctionné pour l’incident, le Captain Rous ne retrouvera cependant pas de nouveau commandement et se tournera vers une carrière politique.
Après de longues réparations, la Pique est confiée au commandement du Captain Edward Boxer, également vétéran des guerres napoléoniennes. La frégate appareille début septembre 1837. Elle mène le 29 des essais visant à évaluer ses qualités nautiques après sa remise en état. Afin de disposer d’un point de comparaison, la Pique évolue pour ces essais avec la frégate américaine USS Independence. Cet ancien navire de ligne dont un pont a été rasé en 1836 est toutefois bien plus lourd que la Pique, qui a rapidement l’avantage dans les évolutions devant Portsmouth.

National Maritime Museum Greenwich.
A la fin de l’année, la Pique est engagée devant Saint-Sébastien en Espagne dans le cadre de l’intervention britannique au cours de la Première guerre carliste, puis est envoyée en 1838 au Mexique pour protéger les intérêts britanniques lors de l’attaque française sur San Juan de Ulloa à Vera Cruz. Toujours sous le commandement du Captain Edward Boxer, la Pique servira ensuite au Proche-Orient en 1840, dans le cadre du déploiement britannique en réponse aux menaces d’un conflit avec l’Egypte. La frégate prendra part au bombardement de Saint Jean d’Acre le 3 novembre 1840 sous le commandement de l’amiral Robert Stopford. La Pique ferme la marche de l’escadre britannique, derrière les vaisseaux de ligne Powerful, Princess Charlotte, Bellorophon et Thunderer.

National Maritime Museum Greenwich.
6 ans après ses mésaventures au Canada, la Pique va de nouveau subir la violence des éléments. Elle se trouve le 2 décembre 1840 avec le steamer HMS Vesuvius et le brick HMS Zebra aux prises avec une violente tempête face au Mont Carmel. Rompant ses amarres, le Vesuvius met en route à la vapeur et s’éloigne rapidement, tandis que la Zebra est jetée à la côte et perdue. La Pique, un peu plus éloignée, est plus heureuse mais elle se trouve également rapidement dans une situation critique. Lorsqu’il apparaît que la cohésion de la mâture est en jeu et que la chute d’un mât pourrait entraîner le naufrage du navire, il est décidé d’abattre préventivement les trois mâts. Après avoir mis en sécurité tous les marins qui ne sont pas concernés par la manœuvre, on coupe d’abord les étais avant de faire basculer les mâts sur l’arrière et de les dégager du pont au plus vite. Ainsi malmenée et amputée de ses mâts, la Pique est dans un état catastrophique mais surmonte une nouvelle fois une situation dramatique.

devant le navire à roues à aubes HMS Vesuvius et le sloop HMS Zebra.
National Maritime Museum Greenwich.
Résolue à poursuivre le service malgré ces incidents, la Pique est une nouvelle fois remise en état et poursuit son étonnante carrière. Elle prendra part à la guerre de Crimée d’une manière inattendue, déployée sur la côte Pacifique de la Russie pour le siège de Petropavlovsk en septembre 1854. L’opération est un échec, la flotte franco-britannique se retire après trois jours d’échanges de tirs infructueux avec les batteries côtières russes.

Tableau Alexeï Bogoliouboc (1824-1896).
De retour en Angleterre, la Pique servira enfin de navire hôpital à quai à Devonport, puis sera démantelée à Falmouth en 1910, exceptionnelle longévité pour un navire qui a bel et bien manqué de faire naufrage dès sa première campagne en 1835 !
En couverture : la frégateHMS Pique, lithographie de 1834, National Maritime Museum Greenwich.