Une histoire de la frégate

Alban Lannéhoa

Parfait compromis entre les performances nautiques et la valeur offensive, les frégates comptent parmi les navires les plus connus du grand public. Ces bâtiments fins, agiles et rapides ont été de tous les conflits du XVIIème au XIXème siècle et fait les grandes heures de la guerre de course. Les frégates sont aujourd’hui très présentes dans l’imaginaire collectif, régulièrement mises à l’honneur au cinéma et encore représentées par des magnifiques répliques, comme l’Hermione en France. Résolument ancré dans nos traditions navales, le terme de frégate est toujours employé pour désigner des bâtiments de notre Marine moderne. Afin de comprendre le pivot qu’à représenté le XIXe siècle pour ce type de navire, entre la frégate à voiles et la frégate moderne, nous nous intéressons exceptionnellement à une période très étendue, du XVIème siècle à l’époque actuelle.

La « frégate » est particulièrement ancienne, mais désigne initialement des navires très différents de ceux auxquels on pense instinctivement. Le terme est employé dès le XVIème siècle pour faire référence à de petits navires proches des galères, pourvus d’avirons et portant une seule voile latine, employés en Méditerranée. La frégate est ainsi définie à la fin du XVIème siècle comme une « espèce de vaisseau de mer long et armé, moindre que le brigantin, qu’on mène ordinairement à la suite des galères pour envoyer découvrir et porter nouvelles en diligence çà et là ». Les dictionnaires de l’époque rapprochent simplement la frégate du « bateau » ou « barque », en latin Celox. C’est donc encore une embarcation particulièrement modeste qui ne saurait être considérée comme un véritable navire de guerre. S’il est également fait mention en 1570 de « frégates couvertes » employées sur le Rhône, il ne s’agit probablement pas pour autant d’un pont mais d’une simple protection pour les marins.

Dictionnaire français-latin de Jean Nicot, 1584.

La frégate désigne toujours une petite galiote au début du XVIIème siècle. Giovanni Botero (1544-1617) emploie le terme en ce sens en 1606 dans ses Maximes d’estat militaires et politiques, traitant de l’histoire romaine antique : « Comme une nuit ce brave romain s’était embarqué à la dérobée sur une frégate à douze rames pour repasser à Brunduse (Brindisi) à fin d’aller quérir le reste de son armée ». Etienne Binet (1559-1639) précise que « les frégates sont moindres que les Brigantins, elles ont huit ou neuf bancs de chaque côté, & fuient les Galères ». Il s’agit toujours d’une embarcation non pontée, inférieure au brigantin (quant à lui parfois identifié sous le terme de « demi-galère ») et à la galère elle-même. On rencontre aussi à l’époque le terme de « frégaton », employé pour désigner un navire en usage à Venise, plus petit encore et à poupe carrée.

« Brigantin à la rame », XVIIème siècle. La frégate désigne à l’époque en Méditerranée un navire proche, d’un nombre de bancs de nage moindre et à un seul mât. Gravure tirée des « Desseins des différentes manières de vaisseaux que l’on voit dans les havres, ports et rivières depuis Nantes jusqu’à Bayonne », 1679.

Le terme va bientôt se trouver repris sur la façade Atlantique sous une acception différente. Les vaisseaux les plus légers de l’ordre de bataille de l’armée navale du Ponant en 1638 auraient déjà été qualifiés de frégates. La Cardinale commandée par Savigny, la Royale commandée par Baronnie, et le Neptune commandé par le Chevalier Paul, sont de petits vaisseaux jaugeant 100 tonneaux et manœuvrés par un équipage de moins de 100 hommes. Ils participeront à la bataille de Getaria le 22 août 1638 aux côtés de deux navires de même tonnage baptisés Frégate du Havre et Frégate de Brest.

Définition de la frégate dans un dictionnaire non daté du XVIIème siècle. La frégate ne désigne par le même type de navire dans la Manche et l’Atlantique qu’en Méditerranée.

On trouve à la même époque la trace d’autres navires de guerre formellement désignés comme frégates dans le Nord de la France. En 1645 le commandement de la « frégate de guerre » Marie Royale est confié au « capitaine de frégate » Jacques Loyseau. Il est également fait mention d’une « frégate équipée en guerre » commandée par le Capitaine Radre de Dunkerque.

Ces navires qualifiés de « frégates armées en guerre » dans le Nord de la France sont très probablement apparentés aux « barques longues » telles que celle illustrée sur la gravure ci-dessous. Ces navires de haut bord, mais de faible tonnage et légèrement armés, ont vocation à éclairer une escadre plus puissante, à escorter des bâtiments de commerce, et peuvent être armés en course pour donner la chasse au commerce de l’adversaire.

« Barque longue servant pour les découvertes, à escorter les bâtiments marchands et faire le commerce pendant la guerre ». Gravure de Pierre Jacob Gueroult du Pas (1654-1740). Le navire est gréé en deux-mâts carré avec huniers, et dispose d’un mât de beaupré avec civadière.

On se rapproche de la frégate moderne avec la « barque-vaisseau » également illustrée par le dessinateur Pierre Jacob Gueroult du Pas. Ce bâtiment est décrit comme « ayant le corps d’une barque longue et le gréement d’un vaisseau ». Il est en effet gréé en trois-mâts carré, avec le complément d’un mât d’artimon pourvu d’une voile latine.

Barque-vaisseau. Gravure de Pierre Jacob Gueroult du Pas (1654-1740).

Loin de la galiote méditerranéenne, la frégate du Nord de la France est ainsi un navire de haute mer, ponté et pourvu de pièces d’artillerie placées en sabords, parfois assez lourdement armé. Antoine Biet reporte en 1652 la rencontre de trois vaisseaux français avec une « frégate d’Angleterre chargée pour le moins de 40 pièces de canon, ayant le vent en poupe ». Croyant avoir affaire à des navires marchands, l’équipage de cette frégate réalise son erreur et s’éloigne rapidement. On apprend au passage que cette frégate est bien pourvue de voiles carrées, abaissant son hunier en signe de respect devant les vaisseaux rencontrés.

Jean-Baptiste du Tertre (1610-1687) mentionne deux ans plus tard une frégate traversant l’océan Atlantique des Antilles vers la France sous le commandement du capitaine des Parquets. Cette frégate est décrite comme un « petit navire de cinquante ou soixante tonneaux, des meilleurs voiliers de la mer ». Ces navires sont un parfait équilibre entre la puissance offensive et les performances nautiques, vitesse et manœuvrabilité. Ce sont de parfaits bâtiments pour les coups de main, qui vont s’illustrer au cours de l’âge d’or de la guerre de course. Le fameux corsaire flamand Jean Bart commandera en 1676 la Royale, une frégate armée en course et pourvue de dix canons, et fera sur ce navire de nombreuses prises battant pavillon néerlandais.

Petite frégate de 10 canons pour les découvertes et le commerce des îles d’Amérique. Gravure Pierre Jacob Gueroult du Pas (1654-1740). On représente ici un bâtiment très proche de la « barque-vaisseau » précédente. Le navire est gréé en trois-mâts carré avec basses voiles et huniers, pourvu d’une voile latine au mât d’artimon et d’une voile d’étai. Les personnages représentés ne sont pas à l’échelle et peuvent être trompeurs dans l’appréciation des proportions du navire, mais la hauteur de celui positionné à l’arrière laisse penser à la présence d’un gaillard d’arrière, pont surélevé à la poupe.

La frégate reste modeste par comparaison avec les galions et vaisseaux plus puissamment armés, ou avec les galéasses de Méditerranée. On précise en 1671 qu’à présent « on nomme frégates les médiocres vaisseaux de course, bien armés, qui vont à voiles et à rames ». Cette description est quelque peu péjorative, mais la frégate est un navire très intéressant employé à l’appui des escadres, « propre à découvrir et porter des nouvelles ». A la fin du XVIIème siècle, les frégates sont classées après les cinq rangs de vaisseaux qui sont prioritairement engagés au combat. Elles sont généralement armées d’une dizaine de canons pour les plus légères, jusqu’à 30 pour les plus imposantes. Elles restent une force de frappe de second plan, mais ce sont désormais des bâtiments de guerre à part entière. Comme pour ses vaisseaux, le Roi se réserve désormais le choix des officiers qui seront nommés capitaines des frégates battant pavillon royal.

Frégate légère à la fin du XVIIème siècle. Dessin Chabert le Cadet. Le gréement est proche de la précédente, mais l’on note l’ajout des perroquets.
« Grande frégate légère » de 28 canons vers 1670-1680. Dessin Chabert le Cadet.

Au tournant du XVIIème au XVIIIème siècle, l’architecture des frégates est désormais bien établie : gréement de trois-mâts carré, pont supérieur discontinu constitué d’un gaillard d’arrière depuis lequel est commandé le navire, et d’un gaillard d’avant pour la manœuvre du mât de misaine. Les frégates portent désormais de 24 à 30 canons de 6 ou 8 livres dans une seule batterie pour les plus légères, qualifiées de navires de sixième rang en Angleterre ; jusqu’à 46 canons de 6 à 12 livres en deux ponts de batterie pour les plus lourdes, qualifiées de navires de cinquième rang outre-Manche. On trouve brièvement des frégates intermédiaires à une batterie et demie, portant une vingtaine de canons de 6 ou 8 livres en batterie haute et 4 à 10 canons de 12 livres en batterie basse. La formule permet d’alléger le navire mais est toutefois peu satisfaisante au regard des qualités nautiques du navire. On reviendra rapidement au milieu du XVIIIème siècle à une frégate plus légère à une seule batterie sur les recommandations du constructeur Blaise Ollivier (1701-1746).

Modèle britannique de frégate à une batterie et demie, vers 1745. On renoncera
rapidement à cette formule peut satisfaisante.
National Maritime Museum Greenwich.

Une large part des frégates du XVIIIème siècle peuvent toujours être manœuvrées à l’aviron, pour courir sur une cible si le vent refuse où lorsque le navire se trouve encalminé. On trouve à cet effet intercalés entre les sabords de l’artillerie de petits « sabords de nage » pour le passage des avirons. On a retrouvé sur l’épave de la Dauphine, frégate construite en 1703 au Havre, les petits panneaux de bois de 30 x 20cm destinés à couvrir ces sabords de nage. L’usage des avirons reste exceptionnel, mais ces sabords de nage subsisteront jusqu’à la fin du XVIIIème siècle, quoiqu’en nombre plus réduit sur les bâtiments les plus tardifs.

Navire britannique présenté comme une « nave-galère ». Il s’agit d’une frégate légère classique percée à 10 sabords pour 20 canons en batterie. Entre les sabords de l’artillerie s’intercalent des petits sabords de nage pour l’usage d’avirons. Gravure Pierre Jacob Gueroult du Pas (1654-1740).
Plan de la frégate HMS Mermaid en 1749. D’abord conçus comme mode de propulsion auxiliaire, les sabords de nage vont subsister jusqu’au la fin du XVIIIème siècle pour permettre la manœuvre en situation d’urgence, par exemple pour un navire démâté. National Maritime Museum Greenwich.

Les frégates légères à un seul pont de batterie s’imposent à partir des années 1740, après la guerre de Succession de Pologne (1733-1738). Un navire type se dessine en France pour plusieurs décennies : une batterie de 26 à 32 canons de 12 livres, quelques pièces secondaires placées sur les gaillards qui se trouvent reliés sur chaque bord par des passavants pour faciliter la circulation de l’équipage. La voile latine du mât d’artimon cède la place à une « brigantine », voile aurique placée sur une corne.

Frégate courant vent arrière vue par le travers. Gravure Pierre Ozanne (1737-1813). Le navire évolue sous voilure complète avec bonnettes. Il semble que la basse voile du mât d’artimon ne soit déjà plus une voile latine mais une brigantine sur une corne.

Les « frégates de 12 », ainsi désignées selon le calibre de leur artillerie principale, opèrent dans la Marine Royale pour les traditionnelles missions d’éclairage et de liaison, mais aussi pour certaines des grandes missions d’exploration du XVIIIème siècle. C’est sur une frégate de 12, la Boudeuse, que Louis Antoine de Bougainville réalise son tour du monde de 1766 à 1769.

Ces navires vont également être particulièrement prisés par les armateurs privés pour la guerre de course, activité particulièrement lucrative qui fera la richesse et la renommée des armateurs et capitaines corsaires de Saint-Malo, Granville, Dieppe, Dunkerque, Bordeaux ou Bayonne.

Abordage du vaisseau anglais Nelson par la frégate corsaire Bellone de Bordeaux.
Tableau Auguste Mayer (1805-1890).

La frégate gagne en puissance de feu à la fin du XVIIIème siècle. On lance à partir des années 1780 des navires portant 26 à 28 canons de 18 livres. Ce sont ces « frégates de 18 » qui livreront les combats des guerres de la Révolution et de l’Empire. On construira même entre 1797 et 1799 les 4 premières frégates de la Marine française portant des pièces de 24 livres. Outre-Atlantique, le Naval Act de 1794 autorise également la construction des six premières frégates de l’US Navy, pourvues de pièces de 24 livres. L’une d’entre elles, l’USS Constellation, capturera la frégate française L’insurgente le 9 février 1799, dans le cadre de la « quasi-guerre », conflit larvé entre la France et les Etats-Unis. La plus célère reste toutefois l’USS Constitution, surnommée Old ironsides, qui s’est illustrée au large de la Tripolitaine pendant la première guerre de Barbarie (1801-1805) puis contre la Royal Navy au cours de la guerre de 1812. Ce bâtiment emblématique de la Marine des Etats-Unis est aujourd’hui encore à flots à Boston.

L’USS Constitution capture la frégate HMS Java le 29 décembre 1812.
Gravure Daniel Havell (1786-1822) à partir d’un croquis du Lieutenant Buchanan.

Au grand dam de Napoléon Ier qui souhaitait des frégates de 24 pour la Marine française sous l’Empire, le concept ne sera repris en France que sous la Restauration. Conçues pour porter des pièces d’artillerie de 24 livres, les frégates lancées des années 1820 aux années 1840 porteront même des canons de 30 livres et des caronades du même calibre, pièces d’artillerie plus courtes à l’effet dévastateur à portée réduite. Ces navires combinent avantageusement l’agilité des anciennes frégates et une puissance de feu considérable.

L’Artémise, frégate de 24 portant des pièces d’artillerie de 30 livres.

Les frégates sont progressivement devenues des navires redoutables dans la première moitié du XIXème siècle, mais leur heure est comptée : comme les vaisseaux de ligne, elles vont affronter un profond bouleversement du paysage de la tactique navale par des innovations technologiques décisives, à commencer par la vapeur. L’aviso Sphinx est en 1829 le premier navire de guerre français propulsé par la vapeur, par le moyen de roues à aubes. Il est suivi en 1838 par la corvette à vapeur Véloce, et en 1841 par les premières « frégates de 450 chevaux » Asmodée et Gomer. Ces trois-mâts à l’origine conçus comme navires de transport transatlantiques à voiles sont pourvus d’une machine à vapeur et de roues à aubes. Suivront 14 autres frégates de ce type lancées entre 1842 et 1844.

La frégate à roues à aubes Gomer, lancée en 1841.

La propulsion par roues à aubes n’est toutefois guère satisfaisante. L’espace latéral consacré aux imposantes roues amoindrit considérablement la puissance offensive du navire en limitant l’espace disponible en batterie pour l’armement. Les roues à aubes sont également particulièrement vulnérables au combat, caractéristique quelque peu gênante pour un bâtiment militaire ! Enfin, la propulsion par roues à aubes est peu efficace par mer formée, et ces navires sont souvent relativement instables. Si l’on peut s’accommoder de l’inconfort pour l’équipage, question secondaire sur un navire de guerre, cette instabilité limite encore le potentiel d’emploi de l’armement. Ces « frégates », qui ne disposent finalement pas d’une puissance offensive supérieures aux anciennes corvettes à voiles, ne connaîtront pas le feu mais seront employées dans un triste rôle de transport, retrouvant la vocation qui était la leur avant la transformation en bâtiments mixtes.

Coup de vent sur la frégate Darien en 1862 au départ de Cherbourg.

Une autre innovation va rendre plus intéressante la propulsion mécanique : l’hélice. Cette invention est l’aboutissement de divers travaux, notamment ceux du capitaine de frégate Nicolas Hippolyte Labrousse. On transforme en 1847 la frégate Pomone, conçue d’après les plans de l’ingénieur Jacques Noël Sané. La frégate est désormais pourvue d’une machine à vapeur de 220cv, dont la poussée est transmise par une hélice. Le navire atteint ainsi une vitesse de 8 nœuds. Ce mode de propulsion n’est encore qu’auxiliaire, la marche à la voile est privilégiée pour les longues croisières. Afin de ne pas gêner la marche de la frégate, l’hélice peut être remontée dans un puit pour limiter la traînée.

La formule est jugée très satisfaisante, et un programme de construction de six frégates mixtes de premier rang est lancé, sur plans des ingénieurs Allix (1808-1881) et Dupuy de Lôme (1816-1885). De nombreuses frégates à voiles déjà à flots ou encore en construction sont également transformées, repassant en chantier pour l’adjonction d’une machine à vapeur.

La Pomone, première frégate mixte à hélice française, modifiée en 1847.
Gravure François Geoffroi Roux (1811-1882).

Mais parallèlement à la vapeur, une autre innovation vient révolutionner le combat naval : l’obus explosif, qui fait bientôt passer les fières murailles de bois pour de bien vulnérables et futiles protections. La situation est alarmante, et appelle à une réaction immédiate des ingénieurs des constructions navales : ce sera le blindage des navires, expérimenté sur les batteries flottantes en Crimée en 1853. Puis la cuirasse couvre en 1859 les flancs de la frégate Gloire conçue par Dupuy de Lôme. Les Britanniques répliquent aussitôt avec le HMS Warrior toujours visitable à Portsmouth. C’est la naissance du cuirassé, qui va gagner rapidement en tonnage, en protection et en puissance de feu, et devenir une catégorie de navire spécifique qui succède bientôt au vaisseau de ligne en qualité de bâtiment de combat de premier rang.

La Gloire, première frégate cuirassée venant révolutionner le combat naval en 1859.
Analyse de l’occurrence du terme « cuirassé » dans le langage courant via le service Gallicagram. Véritable révolution, l’apparition de la cuirasse vient totalement bouleverser l’héritage de plusieurs siècles d’art du combat naval. L’antique frégate non blindée a-t-elle encore un avenir ?

La frégate à voiles a vécu. Mais la frégate mixte, toujours pourvue d’un gréement classique de trois-mâts, n’est pas encore menacée. Elle reste l’instrument privilégié pour la guerre la course : nul besoin de cuirasse pour lutter contre le commerce adverse, et sa voilure reste un avantage certain pour assurer un long rayon d’action. En effet, la vapeur est un mode de propulsion encore incertain dans des stations navales lointaines où l’approvisionnement en charbon n’est pas assuré.

La guerre de course est toutefois remise en cause progressivement au XIXème siècle par un mouvement de réglementation internationale initié dès la fin du XVIIIème. En 1856 le Traité de Paris vient mettre un terme à l’armement de navires privés à cette fin entre les Etats signataires. Mais ces derniers n’abandonnent pas totalement l’idée de livrer la guerre au commerce par leurs propres moyens. On va simplement assister à une transition sémantique : on parlera davantage de « guerre de croisière », menée par des « croiseurs ». Les dernières frégates converties en mixtes à la moitié du XIXème, ainsi que d’autres catégories de navires, notamment les avisos, se trouvent dès lors officiellement désignés « croiseurs ». Les frégates deviennent des croiseurs de 1er rang, les plus petits navires des croiseurs de 2ème ou 3ème rang.

La Flore, frégate de 2ème classe convertie en mixte sur cale et lancée à Rochefort en 1869,
servira comme croiseur de 1ère classe.

On commande encore ces navires depuis la dunette, plateforme élevée sur l’arrière du bâtiment au-dessus du pont de gaillards qui est devenu un pont continu. On a depuis cette dunette une bonne vue d’ensemble de l’état de la voilure. Mais la propulsion mécanique et l’allongement des navires va imposer des transformations qui préfigurent les bâtiments modernes : une « passerelle » est installée à mi-navire comme sur le plan de la Flore ci-dessus ou la vue de la Sémiramis ci-dessous.

La passerelle de la Sémiramis, ancêtre des postes de commandement des navires modernes.

Le positionnement de cette passerelle au maître couple, derrière la cheminée, n’est pas très heureux : on y est exposé aux fumées et aux escarbilles, et l’on ne peut rien y faire d’autre que veiller sur la manœuvre et relayer les ordres donnés depuis la dunette. Pour la marche à la vapeur, qui ne nécessite pas une attention sur la voilure, on va rapidement envisager le positionnement d’un véritable poste de manœuvre. La passerelle est modifiée en conséquence : on la complète par un roof autour ou sur l’avant de la cheminée, on installe une deuxième barre à roue pour la conduite du navire, puis bientôt un local couvert pour abriter une table à carte et les instruments de navigation. On a déjà là un poste de commandement moderne comme celui que l’on trouve sur les bâtiments actuels.

La passerelle du croiseur La Pérouse. Une barre à roue a été ajoutée pour la manœuvre du navire, mais cette passerelle ne dispose pas encore de local abrité.
Le Duguay-Trouin, croiseur de 1877. Nous trouvons ici une passerelle moderne, pourvue d’un local abrité. Il n’y a à l’inverse plus de dunette sur l’arrière du navire. L’ancienne frégate devenue croiseur se technicise et s’éloigne de son ancêtre à voiles.
L’Aréthuse, croiseur de 1885. On note comme sur le Duguay-Trouin l’influence des combats d’Hampton Roads en 1862 et de Lissa en 1866 : le navire est pourvu d’un éperon, arme anachronique malencontreusement remise au gout du jour par des théoriciens navals de la première moitié du XIXème siècle et confortée par les épiphénomènes qu’ont représenté ces deux célèbres affrontements. L’éperon fera en réalité plus de dégâts par accident qu’intentionnellement…

Sémantiquement, le croiseur succède rapidement à la frégate. On préfère désormais des vocables renvoyant clairement à la mission opérationnelle des navires à des termes désuets hérités de la Marine d’Ancien Régime, qui n’ont plus vraiment de sens tactique. La frégate va dès lors entamer une longue traversée du désert.

Le croiseur remplace la frégate, qui disparaît progressivement du paysage naval et du champ lexical. Analyse des occurrences dans le langage courant sur Gallicagram.
Même tendance chez les anglo-saxons. Le terme « frigate » oppose davantage de résistance qu’en France, mais la frégate finira bien par céder sa place au début du XXème siècle. Google Ngram Viewer.

Le croiseur n’a toutefois bientôt plus rien à voir avec les frégates dont il découle, ce essentiellement en raison des menaces auquel il doit faire face. Son principal adversaire n’est pas l’escadre cuirassée, plus puissante mais plus lente et à laquelle il peut facilement échapper, mais tout simplement un autre croiseur aussi performant. Les nations européennes, de plus en plus dépendantes de leurs lignes de communications maritimes, vont progressivement renforcer leurs flottes de croiseurs et améliorer leur protection. Croiseurs protégés, puis croiseurs cuirassés et croiseurs de bataille gagnent progressivement en tonnage et en puissance offensive, et l’on peut désormais davantage y voir des cuirassés légers que les héritiers des anciennes frégates.

Il va falloir chercher ailleurs pour retrouver cet héritage. Le cuirassé n’est pas le seul à avoir fait son apparition au XIXème siècle. Une autre invention, plus discrète, va avoir des conséquences autrement plus durables sur la tactique navale : la torpille. Avant de renvoyer au projectile propulsé que l’on entend aujourd’hui sous cette appellation, la torpille désigne d’abord tous types d’explosifs navals qui ne sont pas mis en œuvre par l’artillerie : d’abord les torpilles dormantes, que l’on appellerait aujourd’hui mines navales, qui servent à la défense passive des arsenaux. Puis les torpilles portées au bout d’un espar par des embarcations à vapeur, qui font une démonstration éclatante de leur efficacité au cours de la guerre de Sécession puis en Chine dans la flotte de l’amiral Courbet.

Les torpilleurs à l’œuvre au cours de la bataille de Fuzhou en 1884.
Tableau Charles Kuwasseg (1838-1904)

On vient enfin à la torpille automobile, introduite par le britannique Whitehead dès la fin des années 1860, et mise en œuvre par des navires spécialisés, simplement désignés « torpilleurs ». L’introduction de cette arme va marquer l’histoire navale française. Le courant de pensée de la « jeune école » promeut en France l’usage généralisé de la torpille comme arme du faible au fort : faute de pouvoir rivaliser en tonnage et en puissance de feu avec les escadres cuirassées britanniques, une flotte nombreuse de torpilleurs est sensée permettre de combattre à moindre coût une force puis puissante, et assurer une défense efficace de nos approches maritimes.

Difficile de voir là un quelconque lien avec la frégate… C’est pourtant dans cette innovation que la frégate moderne trouve son origine. De la même manière que l’obus explosif a précédé la cuirasse, que le développement du croiseur a engendré des croiseurs plus lourds et mieux protégés, l’apparition du torpilleur va nécessairement appeler à une réaction. On développe ainsi des bâtiments de conception relativement proche de ce torpilleur, plus lourds, aussi rapides, armés eux aussi de torpilles et de pièces d’artillerie légères, dont le rôle principal sera de défendre une escadre contre les torpilleurs. Ce seront d’abord en France des « avisos-torpilleurs », et chez les anglo-saxons des « torpedo gunboats » ou « torpedo catchers ».

Le Faucon, aviso-torpilleur de la classe Condor, lancé en 1887.

Un changement sémantique majeur vient alors d’Espagne : le Destructor conçu à l’initiative de Fernando Villaamil et lancé au mois de janvier 1887 est le premier navire officiellement désigné comme contratorpedero. Son nom comme sa désignation feront date : les navires chargés de la lutte contre les torpilleurs seront désignés Destroyers chez les anglo-saxons ou Zerstörer en Allemagne, tandis qu’on les appellera encore contratorpedero en Espagne, contre-torpilleurs en France ou cacciatorpediniere en Italie. On trouve sous toutes ces désignations le même type de navire, chargé de la protection des escadres contre les torpilleurs.

Le « contratorpedero » Destructor de la Marine espagnole, lancé en 1887. Premier navire officiellement désigné « contre-torpilleur », ce bâtiment inspire également le vocable de « destroyer ».

Au cours de la première moitié du XXème siècle, torpilleurs et contre-torpilleurs s’accompagnent, gagnant respectivement en tonnage. Les contre-torpilleurs ou destroyers deviennent des bâtiments aux lignes très caractéristiques et taillés pour la vitesse, aux formes très élancées avec un avant saillant et un arrière affiné. Les contre-torpilleurs français de la classe Le Fantasque seront particulièrement rapides, approchant les 40 nœuds en vitesse nominale. Le Terrible dépassera même 45 nœuds en essais.

Contre-torpilleur Le Terrible.

Si le XIXème siècle a connu un bouleversement profond de la tactique navale, le XXème va accélérer ce processus. La Première Guerre Mondiale voit le premier emploi à grande échelle du sous-marin, logique évolution submersible du torpilleur. Pour s’adapter à cette menace, les contre-torpilleurs deviennent polyvalents, on les arme de grenades anti-sous-marines et de moyens de détections acoustiques.

D’autres navires plus légers participent également à la chasse aux U-boots. C’est notamment le cas des célèbres corvettes britanniques de la classe Flower dont 9 unités seront employées par les Forces Navales Françaises Libres. Le terme de Frigate va faire son retour à cette époque au Royaume-Uni pour désigner des bâtiments intermédiaires, entre le destroyer et la corvette. C’est le cas des très nombreux navires de la classe River. Il faudra toutefois attendre plus longtemps pour que le terme fasse son retour en France, dans un usage légèrement différent.

Le HMS Lagan, « Frigate » de la classe River.

Après-guerre, les désignations OTAN des bâtiments de surface suivent la logique britannique : les bâtiments d’escorte de plus fort tonnage sont classés Destroyers, leur numéro de coque étant précédé de la lettre D, tandis que les navires plus légers à vocation anti-sous-marine sont classés Frigates, leur identifiant étant précédé de la lettre F.

On assiste dans les années 1950 à un renouveau naval français, avec le lancement d’escorteurs rapides de moins de 2000 tonnes, de classe Le Corse et Le Normand, ainsi classés Frigates, et de 18 bâtiments plus lourds désignés « escorteurs d’escadre », de près de 4000 tonnes de déplacement et classés Destroyers. Ces derniers sont les héritiers directs des contre-torpilleurs dont ils reprennent les formes très caractéristiques ainsi que les missions essentielles : éclairage de force navale et escorte d’unités précieuses contre les menaces navales, sous-marines et aériennes. On préfère désormais le terme plus générique d’escorteur, ces navires polyvalents n’étant plus destinés à la seule lutte contre les torpilleurs.

La multiplicité et le perfectionnement des menaces pesant sur les bâtiments de surface de l’après-guerre va imposer une spécialisation croissante de ces navires. Une refonte conduite à la fin des années 1960 et au début des années 1970 va permettre de doter 9 des 12 premiers escorteurs d’escadre de la classe T47 d’armements spécialisés pour la défense antiaérienne ou pour la défense anti-sous-marine. Le Maillé-Brézé, visitable aujourd’hui à Nantes, est l’un des escorteurs d’escadre ainsi refondus pour la lutte anti-sous-marine. Les 5 navires suivants, de la classe T53, sont d’emblée conçus comme navires antiaériens, tandis que La Galissonière, unique escorteur d’escadre T56, est spécialisé dans la lutte anti-sous-marine.

L’escorteur d’escadre du Chayla, refondu en 1964 pour la lutte anti-aérienne.

A l’issue de cette période de transformation complète de notre Marine, la désignation de « frégate » va enfin faire son grand retour en France. Dès 1964, l’Association des officiers de réserve de la Marine Nationale précise que par « frégate » il faudrait entendre « les bâtiments rapides de tonnage moyen (4500 à 8000 tonnes) que les Anglais désignent encore ‘’destroyers armés de missiles’’. Les frégates […] ont un armement essentiellement antiaérien et anti-sous-marin à base de lance-missiles et de lance-roquettes, complété par un peu d’artillerie contre les avions volant à basse altitude et les buts flottants. Les frégates sont surtout destinées à l’accompagnement des porte-avions qui sont l’apanage des grandes marines occidentales ».

La Marine française ne compte pour autant aucun bâtiment de ce tonnage au début des années 1960, les escorteurs d’escadre se situant sous les 4000 tonnes, tandis que le croiseur Colbert dépasse les 8000 tonnes. Ce retour en grâce de la frégate n’est concrétisé qu’à partir des années 1970 avec les classes de navires prenant la relève des escorteurs d’escadre. Ce seront d’abord les frégates lance-engins Suffren et Duquesne, puis les frégates à vocation anti-sous-marine issues des programmes F67 et F70, et enfin les frégates anti-aériennes Cassard et Jean-Bart. Ces navires vont marquer le paysage naval français des 50 dernières années et durablement réinstaller le vocable de frégate dans le langage courant.

Le retour de ce terme ancien de frégate tient peut-être d’une certaine coquetterie avec le réemploi d’un vocabulaire d’Ancien Régime qui n’avait pas totalement disparu, perdurant à travers les grades des officiers supérieurs, mais trouve aussi une justification opérationnelle : ces navires gagnent en importance à l’âge du missile avec la disparition du cuirassé et la marginalisation progressive du croiseur. Ils assurent toujours des missions d’escorte d’unités précieuses, principalement les porte-avions, mais ne se limitent plus à ce rôle, assurant également en autonomie des missions de souveraineté et de protection des intérêts nationaux. Il ne s’agit plus à proprement parler de simples escorteurs, et le terme de frégate se trouve plus indiqué pour désigner ces bâtiments.

La frégate De Grasse.
La frégate fait son grand retour, tandis que le croiseur tombe à son tour en désuétude !

Les escorteurs rapides et leurs successeurs restent des bâtiments plus légers : « Suivant les marines, ce sont des bâtiments de 2000 à 4000 tonnes […]. Ils doivent être nombreux et, pour cette raison, coûter le moins cher possible. […] Notons que, dans la nomenclature de la Marine britannique, les escorteurs que nous venons de définir sont désignés ‘’frégates’’ ».

Le décalage entre les logiques française et anglo-saxonne devient difficilement compréhensible pour le grand public : les escorteurs rapides puis avisos, aujourd’hui patrouilleurs de haute-mer, sont classés Frigates pour l’OTAN, tandis que nos frégates anti-sous-marines et antiaériennes sont classées Destroyers. Les deux systèmes se rejoignent a minima sur des classes intermédiaires : les frégates de surveillance de la classe Floréal et les frégates légères furtives de la classe Lafayette. Ces bâtiment d’un tonnage médian sont des frégates de deuxième rang pour la Marine Nationale, et classées Frigates par l’OTAN.

Le Surcouf, Frégate Légère Furtive de la classe Lafayette, point de rencontre
des logiques françaises et anglo-saxonnes.

La cohérence de ces appellations est toujours questionnée aujourd’hui, et sera naturellement encore susceptible d’évoluer. Nous avons vu que la sémantique navale est particulièrement mouvante, évoluant au gré des concepts tactiques. Nous noterons que le positionnement français, que beaucoup de commentateurs jugent si peu cohérent, est en réalité loin d’être marginal : plusieurs autres nations européennes appellent « frégates » dans leurs langues respectives des bâtiments de la polyvalence et du tonnage d’un Destroyer, dépassant les 6000 tonnes. C’est le cas notamment des navires des classes Álvaro de Bazán en Espagne, De Zenven Provinciën aux Pays-Bas, ou Iver Huitfeldt au Danemark. Ces nations vont jusqu’à classer ces bâtiments comme Frigates pour l’OTAN, négligeant la nomenclature de Destroyer. Cette position intéressante revient à ne pas faire reposer la classification des navires selon le seul tonnage ou des capacités spécifiques, mais à faire prévaloir un héritage linguistique plus ancien et chargé de sens.

La Royal Navy britannique et la Marine italienne suivent encore une logique différente, classant comme Frigate les bâtiments à capacités anti-sous-marine (Type 23 Duke ou FREMM Carlo Bergamini) et comme Destroyer les navires à vocation anti-aérienne (Type 45 Daring, classes Luigi Durand de la Penne et Andrea Doria).  En Italie, ces Destroyers sont même encore officiellement désignés cacciatorpedinierie, c’est-à-dire contre-torpilleurs !

FREMM italienne Carlo Bergamini. Issues du même programme,
les FREMM sont classées Destroyers en France et Frigates en Italie.

Le sujet du croiseur est une autre question récurrente. Si l’on se replace sur le temps long, on note que l’on retrouve des lignes de fond : le bâtiment de combat de premier rang, qu’il soit vaisseau de ligne, cuirassé ou porte-avions, et d’autre part la frégate comme bâtiment de combat de second rang. Le croiseur ne semble avoir été qu’un épiphénomène, rapidement dévoyé de son sens d’origine et marginalisé après seulement un siècle d’existence. D’aucuns estiment malgré tout que les frégates modernes de tonnage important les plus puissamment armées, dotées à la fois de capacités de lutte anti-sous-marine, antiaérienne et antisurface, voire de capacités de frappe contre la terre, pourraient être qualifiées de croiseurs. La question se pose également au sujet du programme de navires de plus de 10 000 tonnes que vient d’annoncer l’Italie. Le croiseur n’a peut-être pas dit son dernier mot, et viendra peut-être encore concurrencer la frégate !

Nous conviendrons que le sujet est plus complexe que veulent bien le laisser penser nombre de commentateurs estimant qu’il s’agit simplement de difficultés de traductions depuis l’anglais. La « frégate » trouve ses origines lointaines en Méditerranée, le « croiseur » est né en France, tandis que le terme « Destroyer » nous vient d’Espagne. Les pays latins sont ainsi parfaitement fondés à faire valoir un usage différent de ces différentes terminologies chargées d’histoire.

En couverture : lancement de la frégate Thémis à Toulon le 29 avril 1862.

Pour aller plus loin :

BOUDRIOT Jean, La Frégate, Marine de France, 1650-1850.

LE MASSON Henri & DOLLÉ G., La Marine de guerre moderne, 1948.

2 réponses à “Une histoire de la frégate”

  1. bonjours page très complète et bien documentée.
    auriez-vous le nom et la date de mise à l’eau pour la photo d’ouverture de cette page
    cordialement
    Régis Deretz

    J’aime

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