Les filets « Bullivant »

Patrice Decencière
AAMM

Le modèle du cuirassé Hoche, longtemps exposé dans les galeries du Musée National de la Marine, représente ce vénérable cuirassé protégé par une sorte de crinoline en cotte de mailles, destinée à le protéger des attaques sournoises qui pourraient l’atteindre dans ses parties vulnérables, sous la ligne de flottaison. Cette encombrante défense fut adoptée vers la fin du XIXe siècle, mais fut progressivement abandonnée en faveur de protections internes (double coque, compartimentage, doublage pare-éclat etc.). Elle réduisait, sans gêner la marche des navires, les dommages éventuels causés par les torpilles automobiles et par les mines flottantes.

Modèle du cuirassé Hoche, protégé par ses filets anti-torpilles.
Musée National de la Marine.

Les débuts de la torpille automobile n’avaient pas été très prometteurs : leur sillage était souvent erratique et leur portée relativement limitée. Mais l’apparition d’engins vraiment efficaces, à partir de 1873/75, suscita une certaine émotion au sein des marines européennes, surtout en France où certains pensèrent que ce véritable « drone sous marin » constituait une arme absolue, capable de rendre obsolètes les grandes et coûteuses unités cuirassées.

Quoiqu’il en soit, ces torpilles constituaient un danger nouveau, dont il fallait essayer de se protéger. Des groupes de travail se penchèrent sur la question dans plusieurs pays. L’une des suggestions formulée par la commission anglaise fut de déployer des « filets d’acier galvanisé tendus sur l’extrémité de tangons de quarante pieds ». Le principe était d’arrêter les torpilles et de les faire exploser suffisamment loin de la muraille des bâtiments pour que ces derniers ne subissent aucun dommage important.

Cette idée fut retenue par l’Amirauté et un premier filet de chaînes, constitué d’anneaux de sept millimètres d’épaisseur, fut expérimenté sur le cuirassé Thunderer en 1877. Ces expériences ne furent pas très concluantes, en raison du progrès des torpilles Whitehead, qui traversèrent le filet. De nouvelles expérimentations donnèrent des résultats plus satisfaisants avec une « natte composée de fils de métal de douze millimètres, tressée à mailles ouvertes ».

Le cuirassé HMS Hotspur essayant un filet pare-torpilles en 1877.

Les expériences se poursuivirent en Grande-Bretagne au cours des années suivantes, avec des filets en mailles d’acier, notamment en 1882, dans le but de faciliter leur manœuvre. En 1886/87, on testait encore leur efficacité par des expériences menées sur les cuirassés Hercule et Collingwood.

Les résultats les plus satisfaisants furent obtenus par les filets sortant de l’usine de l’ingénieur William Bullivant, qui s’était spécialisée dans la production de fils et de câbles métalliques, dont l’usage s’était répandu dans la marine, notamment à bord des derniers grands voiliers de commerce. Dès lors, ces défenses furent communément dénommées « filets Bullivant ». Ces filets étaient formés de mailles constituées par des anneaux en fil d’acier de seize millimètres de diamètre, assemblés les uns aux autres par des bagues.

Détail d’un filet pare-torpille.

Installation des filets pare-torpilles

Un manuel de construction navale des premières années du vingtième siècle présente la manière dont étaient disposés et manœuvrés les filets pare-torpilles. Ils étaient gréés sur « un certain nombre de tangons articulés à leurs pieds contre la muraille, à 70 ou 80 cm environ au dessus de la flottaison, maintenus et manœuvrés au moyen de bras et de balancines en fil d’acier. Ces tangons, d’une longueur de neuf mètres environ, sont espacés de sept à huit mètres, et leurs têtes réunies par une filière à laquelle est suspendue le filet formé d’un certain nombre de panneaux carrés de six mètres de côté. Ces panneaux sont réunis entre eux, et à la filière, par des transfilages. Les tangons  étant croisés au mouillage, de manière à se placer perpendiculairement à la muraille, les filets forment un rideau protecteur enveloppant tout le navire à neuf mètres de distance, avec le tirant d’eau d’environ cinq mètres.

Chaque panneau du filet est muni d’une cargue pour relever le filet, c’est-à-dire d’un cordage en fil d’acier partant de la bordure inférieure, passant sur des poulies de retour fixées à la filière et à la tête des tangons, et rentrant à bord.

Installation d’un filet pare-torpilles. Manual of Seamanship, 1911.
B: Boom, tangon ; C : Jackstay, filière ; L : Brail, cargue ; D : Topping lift, balancine.

Pour établir les filets, on les libère des saisines qui les immobilisent, et on les laisse se dérouler le long du bord. Il reste à hâler l’ensemble des tangons vers l’avant pour établir ces derniers perpendiculairement à la muraille. Pour ce faire, on agit en même temps sur plusieurs tangons (voir la figure ci-dessous).

Mise en place des filets pare-torpilles : pour établir la partie arrière du filet, on agit sur l’un des tangons de l’arrière (ici le n°9) grâce à un palan frappé à bord, un peu sur l’avant du pied du tangon. Pour le milieu du filet, on agit sur un tangon central (ici le n°6), par l’intermédiaire d’un cordage passant par une poulie frappée sur l’extrémité du « tangon de l’équipage », (qui sert d’accès au navire pour les matelots). La partie avant du filet est mise en place en hâlant la filière du tangon n°1.  Manual of Seamanship, 1909.

Pour rentrer les filets, on défait d’abord les transfilages des extrémités avant et arrière, on agit sur les cargues, de manière à ramener les filets en paquet tout le long de la filière et, au moyen de bras convenablement disposés, on fait pivoter l’ensemble des tangons d’un même bord, de manière à les rabattre contre la muraille. Dans ce mouvement, les filets viennent quelquefois se placer sur une petite plateforme en tôlerie, aménagée à cet effet tout le long de la muraille et sur laquelle ils sont maintenus à la mer par des amarrages.

Mais, « faire pivoter l’ensemble » est également une opération complexe, car on est contraint d’agir de manière coordonnée sur chacun des tangons en même temps. La figure ci-dessous illustre la manière de procéder, en usage dans la marine britannique, à la veille de la Première Guerre mondiale.

Rentrer le filet pare-torpilles. Manual of Seamanship 1908.
Relevage d’un filet Bullivant à bord d’un bâtiment anglais. On constate la complexité de l’opération de relevage. On observe bien les cargues qui remontent le fond du filet en l’enroulant sur lui-même.

La manœuvre consistant à déployer les filets autour du navire était réputée pouvoir s’exécuter au commandement de « out nets ! » en moins de cinq minutes. Il ne fallait, semble-t-il, pas d’avantage pout les rentrer.

La lutte de la torpille automobile contre le filet : Bullivant contre Whitehead

Les filets pare-torpilles ne furent pas adoptés sans réserves et Robert Whitehead, le concepteur des premières torpilles automobiles, affirma bien haut qu’il se « faisait fort de traverser, avec ses torpilles, n’importe quel filet ». Son entreprise mit au point des engins plus puissants, munis de « cisailles » ou de cartouches qui explosaient au contact de la maille et la détruisaient.

De son côté, Bullivant convainquit l’Amirauté britannique d’abandonner les tangons en bois traditionnels, qui avaient tendance à se briser sous le choc des torpilles contre les filets, et de leur substituer des tangons métalliques de sa conception. La société Bullivant modifia l’enchevêtrement des mailles pour empêcher les torpilles de traverser ses filets. Ces protections modifiées, plus épaisses et plus lourdes, semblent avoir été considérées « torpedo proof » en Angleterre comme en Allemagne.

Les filets Bullivant dans la marine française

Installation des filets pare-torpilles sur le garde-côtes cuirassé Caïman. Plan dressé par le sous-ingénieur Lhomme, 29 octobre 1888. Atlas du Génie Maritime.
Installation du filet Bullivant. Les merveilles de la Science, 1867

Contrairement à la plupart des autres forces navales, la Marine française, de son côté, avait renoncé dès 1894 à utiliser les filets pare-torpilles. Cette décision résultait de la prise en compte d’un certain nombre d’inconvénients : la manipulation des filets était considérée comme « très compliquée » par la Marine française, dont les équipages n’avaient manifestement pas l’entraînement et le savoir-faire de leurs homologues britannique. En outre, on reprochait aux filets de présenter de réels dangers au combat. En effet, lorsqu’ils n’étaient pas tendus « en crinoline » autour du navire, les filets reposaient sur ses flancs, où sur leurs supports, les tangons étant rabattus et repliés grâce à un système ingénieux de filins d’acier et de palans. Il était fort à craindre que toute cette ferraille, libérée des ses liens et plus ou moins hachée par les projectiles, ne vint au cours d’un engagement s’enrouler autour des hélices et paralyser le navire au cours de l’action.

Mais le plus grand défaut des filets était qu’ils n’étaient utilisables qu’au mouillage. A la mer le « poids énorme » des filets déployés et leur frottement dans l’eau diminuaient la vitesse dans des proportions inadmissibles. De plus, la marche du bâtiment rejetait vers l’arrière la partie inférieure du filet qui remontait considérablement et la protection en était très réduite. D’autre part le filet risquait là-encore de se prendre dans les hélices. On renonça assez vite à les employer sur des navires en marche. Enfin, des doutes subsistaient alors sur l’efficacité de la protection attendue des filets Bullivant, que certains qualifiaient de « douteuse ».

Les Français considéraient que leur Marine n’en n’avait pas l’usage, disposant de rades sûres que l’on pouvait protéger de manière plus efficace par un solide filet tendu dans les passes. Cette observation témoigne du rôle essentiellement défensif qu’on estimait à l’époque être celui de l’arme navale, du moins en France. 

En Grande-Bretagne et en Allemagne, où l’on avait une conception plus offensive de l’usage de la Marine de guerre, on conserva l’usage des filets pare-torpilles, tout en essayant de les perfectionner. La principale utilisation qu’on leur voyait consistait à protéger les bâtiments participant à des opérations de blocus à proximité de côtes tenues par l’ennemi.

Les filets pare-torpilles à l’épreuve de la guerre

Le cuirassé russe Evstakii (lancé en 1911) de l’escadre de la mer Noire, protégé au mouillage par son filet pare-torpilles. Le détail des mailles du filets est bien visible.

La guerre russo-japonaise de 1904/1905 est le premier conflit maritime moderne où l’on utilisa les filets Bullivant pour protéger des bâtiments d’attaques à la torpille. Le cas le plus connu est celui du cuirassé Sébastopol, déjà atteint par une mine, que les Russes envoyèrent mouiller dans une rade extérieure de Port Arthur, à l’abri de l’artillerie terrestre des Japonais qui bombardaient le port. Du 9 au 16 décembre 1904, le cuirassé subit les attaques d’une vingtaine de torpilleurs ennemis, qui lui envoyèrent un peu plus d’une centaine de torpilles à une distance de 1200 mètres environ. Quelques unes n’atteignirent pas leur cible (la mer était parfois grosse sous des tempêtes de neige). Seule les deux dernières torpilles, lancées à petite distance contre la proue, parvinrent à exploser le long de la muraille, toutes les autres ayant été arrêtées par le filet Bullivant qui avait été déployé. Le lendemain, le commandant russe put encore remettre son bâtiment en route afin d’aller le saborder en eaux profondes. Le modeste résultat de ces attaques contre un bâtiment au mouillage témoigne des limites des capacités des torpilleurs de l’époque et de l’efficacité des filets pare-torpilles.

Au cours de la Grande Guerre, les Anglais firent un usage régulier des filets Bullivant. Mais les torpilles avaient fait de grand progrès, ce qu’ils constatèrent par la perte rapprochée de trois cuirassés mouillés en mer Egée pour soutenir le débarquement de Gallipoli : le HMS Goliath, torpillé le 13 mai 1915 par le destroyer turc Muâvenet-i Millyié, le HMS Triumph et le HMS Majestic, torpillés les 25 et 27 mai 1915 par le sous-marin allemand U-21. Ces trois grosses unités pré-Dreadnought avaient mouillé leurs filets pare-torpilles. La tactique adoptée par les attaquants consistait à tirer plusieurs torpilles presqu’en même temps : la première explosait sur le filet qu’elle déchirait ; les suivantes pouvaient alors passer par l’ouverture ainsi pratiquée.

Le cuirassé HMS Goliath pendant la Grande guerre, son filet pare-torpilles relevé.

A l’ouverture de la Seconde Guerre Mondiale, l’Amirauté britannique envisagea de doter les navires de commerce de filets pare-torpilles de nouvelle conception. Des essais furent tentés en janvier 1940 sur le paquebot SS Arandora Star. Ils parurent relativement concluants à la fois par la protection qu’ils semblaient procurer (ils arrêtèrent toutes les torpilles qui furent tirées contre lui) et par le fait qu’ils ne réduisaient que marginalement la marche du paquebot. Cette protection expérimentale fut cependant retirée du paquebot… qui fut torpillé quelques mois plus tard, faisant de très nombreuses victimes.

A partir de l’été 1941, on commença à équiper les navires marchands. A la fin de la guerre, 700 d’entre eux avaient reçu des filets pare-torpilles. Ces filets ne protégeaient pas l’ensemble de la coque, mais seulement 60 à 70% de son profil. Il semble qu’ils aient sensiblement réduit les pertes, notamment lors d’attaques contre des convois en cours de formation.

Devant la menace sous-marine que constituaient les torpilles (et les mines), les Marines imaginèrent des protections internes, constituées notamment par des soufflages latéraux et par un meilleur compartimentage des fonds. Ce type de protection présentait l’avantage de ne nécessiter aucune mise en œuvre et de ne pas influer sur les performances nautiques.

La génération des bâtiments postérieurs au Dreadnought bénéficiait de ces aménagements dont l’efficacité est bien illustrée par la différence entre le sort du vieux Bouvet, coulé en moins de deux minutes aux Dardanelles, et celui du HMS Marlborough qui survécut à une torpille lui ayant causé une brèche de 25 mètres de long lors de la bataille du Jutland.

En couverture : Le Trident, vaisseau de 1er rang, Le Petit Français Illustré, 29 août 1903.

Pour aller plus loin :

CALLOU Léon Charles (1863-1946) : Cours de construction navale, 1902 (vol.2, pp. 267-269)

L’Année maritime
, 1877. P.313

L’Année maritime, 1884, p.373

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