Le combat par le choc : les cuirassés à éperon (1863-1910)

Patrice Decencière
AAMM

Cet article a été publié initialement dans le n°249 de la revue Neptunia, qui nous autorise aimablement à le reprendre sur nos pages :
Lorsque l’on consulte les remarquables collections de photographies de bâtiments de guerre conservés au Musée National de la Marine, on ne peut qu’être frappé par les formes étranges des navires cuirassés de la seconde moitié du XIXe siècle : les fortes rentrées de leurs œuvres mortes, leurs cheminées multiples, leurs tourelles latérales, et surtout leurs étraves inversées, en forme de soc de charrue qui leur confèrent une allure très caractéristique.

Ces étraves servaient de support à des éperons, un accessoire qui peut paraître un peu étrange sur des bâtiments dont les derniers ont été construits à l’âge de la torpille automobile, du sous-marin et de la TSF. On a cherché à explorer les motivations qui ont amené les marines de guerre à adopter cette arme, mais aussi ce qui les a poussées à la maintenir sur des bâtiments à une époque où le combat par le choc devenait de moins en moins probable.

La seconde moitié du XIXe siècle est une période passionnante de l’histoire des techniques navales : peu de périodes ont connu une évolution aussi radicale dans l’art de faire la guerre sur mer. En quelques années, les marins ont dû s’adapter à l’introduction de la propulsion à hélice, à l’apparition des projectiles explosifs, à l’adoption du blindage, à l’invention de la tourelle d’artillerie, à la mise au point des mines et des torpilles, puis des sous-marins…

Parmi les nombreuses innovations apparues à l’époque, il en est une qui s’est introduite discrètement, et qui a disparu sans bruit, mais dont l’adoption pendant une quarantaine d’années a fortement influencé la conception des navires de guerre : il s’agit de l’éperon. L’apparition de cette arme a contribué à donner une forme surprenante à l’étrave des bâtiments de guerre des années 1860/1910. On s’intéressera particulièrement dans cet article à l’origine de l’éperon, ainsi qu’à la conception tactique qui a présidé à son adoption.

Dès le XVIIIe siècle, l’idée de revenir au combat par le choc avait germé chez certains beaux esprits pétris de culture antique . C’est ainsi qu’en 1762 un sieur Letruque avait adressé à Choiseul un mémoire sur « l’utilité de la rame et de l’éperon pour les vaisseaux de guerre« . Un suggestion parfaitement incongrue, car les vaisseaux de l’époque dépendaient trop de la solidité de leur beaupré qui soutenait l’ensemble de la mâture pour qu’on puisse imaginer de les précipiter contre les flancs de bâtiments ennemis.

L’idée de recourir à l’éperon comme arme de guerre refit surface au début des années 1840, à peu près au moment de l’apparition de l’hélice propulsive. Il ne s’agit pas d’une coïncidence, car l’hélice eut une profonde influence sur la conception des navires de guerre, en élargissant les possibilités tactiques de la propulsion mécanique. Jusque-là en effet, les marines de guerre n’avaient accordé qu’une place modeste à la vapeur : les machines de l’époque ne développaient que de faibles puissances et elles consommaient d’énormes quantités de combustible, qui limitaient fortement l’autonomie des premiers navires à vapeur. De plus, la propulsion par roues latérales rendait ces bâtiments très vulnérables, et ne permettait pas d’installer de canons en batterie. C’est pourquoi les premiers navires à vapeur employés par les marines de guerre avaient été cantonnés dans des tâches subalternes de remorquage, de transport ou de liaison.

La possibilité de doter les vaisseaux de ligne d’une propulsion mécanique élargissait considérablement leur potentiel tactique, et certains officiers essayèrent d’imaginer les possibilités ouvertes à ces nouveaux bâtiments.
Le lieutenant de vaisseau Labrousse était l’un des rares officiers qui avaient consacrés leur carrière à la Marine à vapeur naissance, ce qui, en 1837, lui valut son premier commandement : un paquebot-poste à roues à aubes, le Mentor. Le jeune officier s’était déjà fait connaître par un certain nombre de propositions techniques, dont quelques unes avaient été adoptées par la Marine.

A la fin de l’année 1840, Labrousse adresse au Ministre une lettre confidentielle sur « l’application des bateaux à vapeur à la guerre maritime« . Il y fait valoir que la liberté de mouvement des bâtiments à vapeur leur confère de nouvelles
possibilités : « il n’est pas douteux qu’en concentrant en un point [la puissance] d’un bateau de 500 chevaux, on ne puisse enfoncer facilement les côtés des plus grands vaisseaux… J’ai imaginé un bateau-éperon garde-côte. Mon projet s’était borné d’abord à ce genre de bâtiment. Mais en y réfléchissant davantage, j’ai pensé qu’on pouvait l’appliquer à tous les bâtiments à vapeur de guerre, et en faire leur arme la plus redoutable. Par ses effets terribles, l’éperon doit donner aux bâtiments à vapeur un tel avantage sur les bâtiments à voile, qu’on peut s’attendre à voir ses derniers disparaître du champs de bataille ». A ce courrier sont joints la description sommaire d’un « éperon garde-côte » à hélice, et d’une frégate à éperon, mue par des roues protégées par un blindage (à cette époque l’hélice n’en est encore qu’au stade expérimental, le premier bâtiment français à hélice ne sera lancé qu’en 1842). Labrousse propose de protéger la machine par un « pont renforcé en dos d’âne faisant corps avec la carène« , ce qui préfigure les ponts blindés des cuirassés des années 1880.

Projet de bâtiment à éperon du lieutenant de vaisseau Labrousse
SHD Vincennes

L’éperon de ces deux projets s’appuie sur la quille et sur deux serres renforcées. Il a une forme de « conoïde » dont la pointe se trouve à fleur d’eau. Le garde-côte est un vapeur pur, mais la frégate à éperon est dotée d’un gréement léger avec des mâts qui sont destinés à se rabattre sur l’arrière au moment du choc.

Vue en coupe de l’éperon proposé par Labrousse. SHD Vincennes

Ces deux navires devaient naturellement être construits en bois, mais Labrousse conclut qu’à son sens, il serait plus efficace de construire en fer les navires à éperons, selon une technique de construction qui commence à être expérimentée en Angleterre.

Après quelques hésitations, le ministre transmit le courrier de Labrousse au Conseil des Travaux de la Marine qui, au cours de sa séance du 16 juin 1842, fit montre d’un grand scepticisme : l’efficacité de l’éperon paraît trop douteuse et le type de gréement proposé s’éloigne trop de « ce qu’une longue expérience a conduit a adopter« .

Nullement découragé par ce refus, Labrousse s’adressa au ministre le 20 juin et le 5 juillet, pour lui suggérer de faire construire en fer un modeste bâtiment à éperon (dans un petit chantier civil, pour éviter d’attirer l’attention de l’étranger). A défaut, il demandait que des expériences soient effectuées pour tester l’efficacité de l’éperon contre des murailles de vaisseau. Jamais à cours d’idée, Labrousse exposait le projet d’un éperon dont l’extrémité serait explosive, sans doute pour le cas où l’expérience démontrerait que cette nouvelle arme n’était pas assez puissante pour enfoncer les murailles d’un vaisseau.

Les choses traînèrent mais en 1844 Labrousse, promu capitaine de corvette, profita d’une campagne d’essais d’artillerie sur le polygone de Gâvre pour faire procéder à des expériences d’abordage. Pour cela, il fit construire une « caisse à éperon » de 50 tonneaux qu’on pouvait lancer depuis une rampe inclinée contre des échantillons de murailles de vaisseau. L’expérience semble avoir été réussie : animée d’une vitesse de 12 nœuds à l’impact, l’éperon était capable de pénétrer de plus de 70 centimètres dans une muraille de chêne. Cet essai ne parut toutefois pas suffisamment concluant pour le Conseil des Travaux qui maintint son avis réservé, sans doute parce qu’il avait d’autres priorités. En effet, la grande affaire de la fin de la Monarchie de Juillet était la transformation en bâtiments mixtes des grands vaisseaux et frégates construits depuis la fin de l’Empire.

Cependant, l’idée du combat par le choc se répandait peu à peu dans les milieux navals, comme en témoigne par exemple un Essai de tactique navale, publié en 1846 par le capitaine de corvette Léon du Parc. L’idée suscitera même un projet assez détaillé émanant du corps du Génie Maritime : en 1847, l’ingénieur Gervaise propose une batterie flottante en fer qui « peut devenir une arme terrible car, lancée à grande vitesse sur un bâtiment ennemi, elle doit, par son terrible abordage, couler sur place le vaisseau ennemi ».

De son côté, Labrousse, pressentant une opportunité dans le grand mouvement de transformation de la flotte de haut bord, fit passer en mars 1848 un projet de transformation d’un vaisseau de 100 canons en bâtiment à vapeur muni d’un éperon revêtu d’un « conoïde » en bronze de 5 tonnes. Ce nouveau projet, comme celui de l’ingénieur Gervaise l’année précédente, se heurta à nouveau au scepticisme du Conseil des Travaux.

Les choses changèrent avec l’apparition de la cuirasse sur les bâtiments de ligne (la Gloire est lancée en 1859 et le Warrior en 1860), contre laquelle l’artillerie de l’époque s’avère impuissante, comme l’avaient démontré les batteries flottantes employées à Kinburn en 1855. Les essais réalisés en polygone de tir avaient confirmé l’invulnérabilité des cuirasses face aux boulets pleins, comme aux obus explosifs de l’époque qui se brisaient sous le choc. L’invulnérabilité apparente des nouveaux navires cuirassés rendait nécessaire un renouvellement total de l’armement naval, et l’éperon parut alors être l’arme offensive la plus adaptée, comme le répétait inlassablement Labrousse, entretemps devenu capitaine de vaisseau. Cette conclusion s’imposa rapidement, comme le constate la Revue Maritime en 1868 : « Grâce à la vapeur, aux cuirasses et aux cloisons étanches, l’artillerie ne jouera plus sur mer qu’un rôle de second ordre… et la joute à l’éperon s’imposera d’elle-même dans toutes les rencontres maritimes ». On passa alors aux premières réalisations.

L’adoption de l’éperon sur des bâtiments de guerre fut à peu près simultanée de part et d’autre de la Manche. En France, le Solférino et le Magenta, commencés en 1859 sur plans de Dupuy de Lôme, furent mis à l’eau les 22 et 24 juin 1861. Il s’agit de deux frégates cuirassées construites en bois, qui furent armées d’un éperon massif en bronze pesant près de 20 tonnes.

Le Magenta, première frégate cuirassée française à éperon, lancée en 1861. On distingue bien l’éperon sur la gauche de cette photographie de la frégate en construction à Brest.
Projet de transformation d’un vaisseau examiné en 1862 par le Conseil des Travaux de la Marine. SHD Vincennes

En Grande Bretagne l’Amirauté était en pleine effervescence depuis le lancement de la Gloire. Le vieil amiral Sartorius, vétéran des guerres de l’Empire, avait plaidé avec force la cause du combat par le choc, ce qui avait déterminé l’Amirauté à mettre en chantier deux frégates à éperon, la Resistance et la Defense, qui furent lancées quelques semaines avant les bâtiments français.

Lancement de la frégate HMS Resistance à Milwall le 11 avril 1861.
Illustrated London News.

Ces quatre bâtiments français et britanniques étaient naturellement des navires mixtes, car malgré les progrès accomplis par les machines à haute pression, la consommation des chaudières de l’époque ne conférait qu’une autonomie encore insuffisante aux vaisseaux de haut bord. L’éperon ne pouvant être utilisé qu’en sacrifice du beaupré et de toute la voilure d’extrême avant. En conséquence, ces premiers bâtiments avaient une voilure relativement modérée pour leur déplacement, et leurs étais étaient frappés relativement en arrière de l’étrave, de manière à ce que le beaupré puisse être rentré avant l’abordage.

Mais bientôt, à l’exemple des américains qui, au cours de la guerre de Sécession, en avaient expérimenté le type sur leurs eaux intérieures, les marines européennes conçurent pour la défense côtière des « béliers » à vapeur totalement dépourvus de voilure, sur le type qui avait été proposé par l’ingénieur Gervaise en 1847, et par Labrousse avant lui. Un concours fut lancé en 1862 qui suscita de nombreux projets conservés aux Archives de la Défense. Les premiers « béliers » français furent le Cerbère et le Bélier mis en chantier en 1865. Ces petits bâtiments cuirassés, mais construits en bois sur plans de Dupuy de Lôme, étaient dépourvus de mature.

Le Bélier, garde-côte cuirassé à éperon.
Album de la Marine française, Musée National de la Marine.

Comme on pouvait s’y attendre, l’armement des premiers vaisseaux conçus pour le combat par le choc donna lieu à certaines hésitations. Certains bâtiments étaient simplement dotés d’une étrave droite renforcée par un faisceau de barres métalliques, comme le HMS Captain anglais, mais à partir de 1865 la plupart des bâtiments cuirassés ont été armés de véritables éperons.

On peut mettre à part certains des premiers éperons en forme de dague installés à la hâte sur des bâtiments existants par les belligérants au cours de la guerre de Sécession. En Europe, les choses donnèrent lieu à mûres réflexions, et différentes formes d’étraves à éperons furent essayées : les premières frégates anglaises avaient une étrave tranchante comportant un renflement convexe, alors qu’en France les ingénieurs s’étaient plutôt orientés vers les éperons pointus en forme de « soc de charrue », dans la ligne des projets de Labrousse.

Quelques types d’éperons. Aide Mémoire d’Artillerie Navale, 1878

A l’origine, les avis étaient un peu partagés sur l’emploi des éperons pointus, dont l’impact est certainement plus meurtrier, mais dont on craignait qu’ils ne puissent rester engagés après le choc. Par la suite, l’apparition du blindage par ceinture cuirassée imposera, au moins sur les plus gros bâtiments, la généralisation des éperons pointus disposés très bas en dessous de la ligne de flottaison cuirassée. Les éperons droits et convexes seront alors plutôt réservés aux croiseurs, destinés à s’attaquer à des navires faiblement protégés (pas ou peu cuirassés). Ce type d’éperon prendra quelquefois un développement étonnant, à l’exemple de celui du croiseur cuirassé Dupuy de Lôme en 1890.

Le croiseur cuirassé Dupuy de Lôme, lancé en 1890.

L’éperon le plus extrême est peut-être celui du Polyphemus, un « bélier-torpilleur » anglais mis sur cale en 1878, à la demande insistante de l’amiral Sartorius, dont l’influence restait intacte malgré ses 88 ans. Ce bâtiment, dépourvu d’artillerie comme de voilure, disposait d’un énorme éperon en forme d’épieu, assez proche de celui qu’avait imaginé Labrousse, mais cet éperon contenait aussi un tube lance-torpille.

Le bélier-torpilleur HMS Polyphemus. Royal Maritime Museum Greenwich.

Pour avoir un effet maximum, le choc de l’abordeur doit être porté perpendiculairement, par le travers de la victime, et si possible à hauteur de la machine qui en est la partie la plus vulnérable. Les tacticiens de l’époque recommandaient de ne pas lancer d’assaut avec un angle d’incidence supérieur à 15° de part et d’autre de la perpendiculaire de l’axe de la cible : au-delà, l’éperon risque d’être dévié, et l’abordeur de glisser le long de la muraille de sa victime, comme l’avaient démontré les expériences menées par Labrousse en 1844.

On se doute que la réussite de cette manœuvre serait relativement simple s’il ne s’agissait que d’aborder un navire immobile ou peu manœuvrant, mais qu’il en va tout autrement avec une cible disposant de toute sa capacité de manœuvre. La meilleure défense contre l’abordage consiste naturellement à donner un grand coup de barre de manière à se présenter de face à l’abordeur, lequel court alors le risque de se faire lui-même éperonner par sa cible.

Exemple d’exercice de combat par le choc. Enseigne de Vaisseau de Larminat, Etude sur la tactique de l’abordage, Revue Maritime, Volume 69, pp 156-166.

On conçoit bien que la capacité manœuvrière des navires est l’élément déterminant de la tactique de combat par le choc, tant pour l’attaque que pour la défense. Les constructeurs de l’époque se sont attachés à concevoir des navires capables d’exécuter des évolutions brusques à grande vitesse. Pour réduire leur « cercle tactique » (c’est-à-dire le diamètre du cercle de giration décrit par un navire dont la barre est mise toute d’un bord), les bâtiments de guerre de la seconde moitié du XIXe siècle ont été dotés de grands gouvernails compensés et de deux hélices qu’on peut faire battre indépendamment l’une de l’autre. A l’image de certains monitors américains, le Polyphemus, qui était un bâtiment extrême sous tous rapports, était équipé de trois gouvernails dont deux disposés sur l’avant, qui lui conféraient une manœuvrabilité tout à fait exceptionnelle.

La nécessité de présenter l’étrave à l’adversaire, pour l’attaquer ou pour s’en défendre, réduisait considérablement l’usage des canons de batterie qui était de toute manière en train de s’effacer devant les tourelles de chasse ou de retraite qui pouvaient faire feu dans l’axe du bâtiment. Mais la particularité la plus visible des bâtiments destinés à manœuvrer presque sur place pour le combat par le choc est leur faible rapport longueur/largeur, ce qui leur donne une silhouette trapue tout à fait caractéristique.

Indépendamment de la tactique du combat singulier, où la capacité manœuvrière est primordiale, les états-majors de l’époque ont imaginé des manœuvres d’escadre pour les béliers à vapeur. Les traités de l’époque mentionnent notamment la formation en angle ou « coin Tegetthoff », baptisée ainsi en référence à la bataille de Lissa. Une autre utilisation envisagée pour les béliers était de forcer les passes ou les rades protégées par des barrages flottants, ce dont le Polyphemus fit une démonstration convaincante lors de grandes manœuvres anglaises de 1885.

Si l’on voulait être exhaustif avec les armes d’abordage, il faudrait mentionner les « bateaux porte-torpilles » mis au point au cours de la guerre de Sécession. Ces embarcations légères, qui furent notamment utilisées avec succès par les français contre les bâtiments chinois au combat de Shei-Poo (1885) étaient conçus pour aborder les bâtiments à la manière des béliers, la charge explosive portée en bout de hampe se substituant à la force de l’élan des bâtiments cuirassés pour défoncer les flancs de l’adversaire. On constate une nouvelle fois qu’il s’agit d’une idée exposée par Labrousse dès 1842. Le britannique James Nasmyth a même très précisément repris outre-Manche le concept de bélier portant une torpille proposé par Labrousse. Le navire ne fut jamais construit.

Projet de bélier porte-torpille semi submersible du britannique Nasmyth, 1853.

S’il peut être fatal pour le navire qui est éperonné, l’abordage fait également subir un choc brutal à l’assaillant. Un certain nombre de précautions étaient prévues avant de livrer un assaut à l’éperon. On devait commencer par amener la mâture haute, rentrer le beaupré, puis amarrer solidement tout ce qui pouvait riper sous le choc, et notamment les canons en batterie. Les canons en barbette, ou plus tard en tourelle, devaient être orientés dans l’axe du navire. Jusqu’à l’apparition des ancres d’écubier (1893), un soin particulier devait être donné à la saisie des mouillages, qui restaient suspendus à leurs bossoirs à l’extérieur de la coque.

L’assaut devait naturellement être donné à grande vitesse, mais la machine devait être débrayée au moment du choc, afin que l’on puisse immédiatement battre en arrière pour se dégager. La mise de la machine au point mort la rendait également moins vulnérable au choc. De plus, on devait également veiller à ce que la barre soit bien dans l’axe du navire au moment de l’impact. L’équipage était invité à se coucher à plat sur le pont, ou pour les canonniers, à se suspendre aux barrots de la batterie, afin d’éviter d’être blessés par un éventuel mouvement des affuts.

La première démonstration de la redoutable efficacité du combat par le choc eut lieu le 8 mars 1862, au début de la guerre de Sécession. La marine confédérée s’était emparée de l’épave de l’USS Merrimack, qui avait été sabordé par la marine fédérale en 1861. Les confédérés l’avaient renfloué, recouvert d’un épais blindage, et armé d’un fort éperon de fer de 2 mètres de long en forme de dague. Dans les eaux tranquilles de la rade d’Hampton Road, le navire rebaptisé CSS Virginia put administrer la preuve de l’efficacité de la nouvelle arme : la frégate confédérée aborda deux fois l’USS Cumberland, une frégate en bois qui sombra en quelques minutes.

Eperonnage de l’USS Cumberland par le CSS Virginia à Hampton Roads, 8 mars 1862.

D’autres abordages furent tentés avec succès aux combats de Fort Pillow, de Memphis, ou de Mobile, qui opposaient des béliers fluviaux et des canonnières. La marine fédérale construisit même un monitor océanique de près de 100 mètres de long, le Dictator, doté d’un éperon de 7 mètres.

Mais la seule bataille de haute mer où l’éperon a été effectivement utilisé comme arme de guerre est celle qui a opposé en 1866 les escadres autrichienne et italienne à Lissa, en mer Adriatique. Les autrichiens avaient désigné le SMS Ferdinand Max et le SMS Kaiser, deux frégates armées d’éperons convexes, pour mener l’assaut contre les italiens. Mais le Kaiser n’avait pas eu le temps de se préparer, et au premier choc il perdit son beaupré et son mât de misaine qu’il fallut dégager. A bord du Ferdinand Max, on remarqua que le Re d’Italia, navire amiral italien, était victime d’une avarie. Les autrichiens lancèrent donc un premier assaut à hauteur de la cheminée du navire italien. Mais comme la machine avait été mise trop tôt au point mort, le choc de l’abordeur fut amorti, sans causer beaucoup de mal à son adversaire. Une deuxième tentative, où l’on attendit davantage pour stopper l’hélice, ne donna pas de meilleur résultat. Au troisième assaut, on attendit le dernier moment pour arrêter la machine, et cette fois plusieurs plaques de blindage se détachèrent un peu en arrière des porte-haubans de misaine du Re d’Italia. La frégate autrichienne se dégagea rapidement afin de porter le coup de grâce. Cette fois, l’étrave du Ferdinand Max défonça la coque de l’italien. La déchirure était énorme, et l’eau s’y engouffra avec une telle force que le Re d’Italia chavira immédiatement sur tribord et commença à couler par l’avant. Au bout de deux ou trois minutes, plus rien ne subsistait en surface du navire amiral italien.

Le Re d’Italia éperonné et coulé par le SMS Ferdinand Max.
Tableau Carl Frederik Sorensen (1818-1879)
L’étrave du Ferdinand Max après laa bataille de Lissa. Les courbes Stb et Bb montrent jusqu’où l’éperon a pénétré dans la muraille du Re d’Italia. La vue en plan en-dessous prouve que l’abordage a été effectué avec un léger angle d’incidence. Revue Maritime, 1867, vol 19 p588.

L’éperon de l’assaillant subit de fortes contraintes lors du contact avec la muraille de sa victime. Le CSS Virginia avait même perdu son éperon après son assaut réussi contre le Cumberland. Mais le cas est un peu exceptionnel, car cette arme était beaucoup plus longue et étroite que les éperons des bâtiments européens, et avait été quelque peu « bricolée » sur une coque qui n’était pas prévue pour elle. Les frégates européennes étaient au contraire conçues pour le combat par le choc, et la proue était considérablement renforcée, de manière à recevoir un éperon peu saillant intégré à la structure de l’étrave. C’est ainsi que l’éperon du Ferdinand Max, qui possédait une étrave tranchante convexe, fut peu affecté par son assaut sur le Re d’Italia. Une inspection en bassin ne révéla que l’arrachage de quelques rivets.

Le Ferdinand Max avait tout de même été sérieusement ébranlé par ses quatre charges : certaines plaques de son blindage avaient perdu des rivets, et de nombreux équipements s’étaient démis, se répandant en grand désordre. Cependant la machine n’avait pas subi d’avarie majeure, et l’éperon semblait intact. Le choc des abordages avait déporté les canons de la batterie d’une dizaine de degrés vers l’avant, mais seul un d’entre eux s’était renversé, heureusement sans faire de victimes parmi les canonniers. Quoiqu’il en soit, l’artillerie n’était plus utilisable immédiatement après l’assaut. De son côté, après s’être débarrassé de sa mâture, le Kaiser avait chargé quatre petits bâtiments italiens qui l’entouraient, mais comme il n’avait pas pu prendre assez d’élan, il ne réussit qu’à repousser ses adversaires sans leurs causer de grands dommages.

Si la carrière de l’éperon comme arme de guerre fut très courte, la menace que présentait cet appendice demeurait bien réelle pour les cuirassés navigant en escadre. Cette arme a en effet occasionné plus de victimes accidentelles parmi les bâtiments amis qu’elle n’a permis de couler de cuirassés ennemis.

La marine anglaise subit d’abord quelques accidents sans conséquences
dramatiques : en 1870 le Bellerophon put échapper de justesse à l’éperon du Minotaur qui l’aborda de biais en mer d’Irlande. Deux ans plus tard, en rade de Funchal, la chaîne de mouillage du Northumberland se rompit dans un fort coup de vent, et le cuirassé dériva sur l’éperon de l’Hercules qui était mouillé sous son vent. Le Northumberland put être maintenu à flot, et fut remorqué jusqu’à Malte pour y être réparé. Mais l’éperon allait bientôt prouver son efficacité meurtrière. En 1875 le cuirassé anglais Vanguard qui, sans prévenir, avait réduit sa vitesse à cause de la brume, fut éperonné en mer d’Irlande par l’Iron Duke. Le Vanguard coula en une heure et quart, mais l’accident ne fit pas de victimes.

Evacuation du Vanguard par les marins de l’Iron Duke, dont le mât de beaupré est brisé.

Trois ans plus tard, un accident comparable se produisit au sein d’une escadre allemande qui croisait dans le Pas de Calais : le König Wilhelm aborda le Grosser Kurfürst à la suite d’une manœuvre destinée à éviter un navire de commerce qui coupait sa route : cette fois-ci la déchirure de la coque était telle que le Grosser Kurfürst sombra en moins de 5 minutes, entraînant avec lui l’essentiel de son équipage. Il n’y eut que 162 survivants sur un équipage de 431 hommes. Alors que la vitesse relative des deux bâtiments ne s’élevait qu’à 3 nœuds environ, une partie de l’étrave de l’abordeur avait été tordue, des rivets furent arrachés, et l’extrémité de l’éperon du navire fut trouvée déportée d’un mètre soixante dix par rapport à l’axe du navire, provoquant une importante voie d’eau. Les avaries subies par le König Wilhelm étaient telles que ce cuirassé dut être remorqué d’urgence pour passer en cale sèche à Portsmouth.

En 1893 le cuirassé Victoria fut abordé par le Camperdon. Cet accident, qui intervint au large des côtes libanaises, fit couler beaucoup d’encre, car il résultait d’une manœuvre difficilement explicable. L’amiral Tryon avait en effet ordonné aux bâtiments, qui naviguaient sur deux lignes parallèles, un changement de route à 180° à exécuter par l’intérieur. Compte tenu de la distance entre les lignes de file (1 200 mètres) et de la vitesse de l’escadre (9 nœuds), cette manœuvre rendait l’abordage inévitable. Mais l’amiral n’était plus là pour commenter l’incident, car il figurait au nombre des 380 victimes de l’abordage.

On peut également mentionner qu’au terme de la guerre russo-japonaise en 1905, le croiseur protégé Yoshino fut abordé et coulé par un de ses compatriotes. Malheureusement, ces accidents n’étaient pas réservés aux bâtiments de guerre : c’est ainsi qu’en 1892 le cuirassé Hoche, en manœuvre d’escadre au large de Marseille, aborda le petit paquebot Maréchal Canrobert venant d’Algérie avec 107 passagers. Sous le choc, le paquebot fut soulevé par l’éperon et resta engagé quelque temps sur les ancres du cuirassé. Ce répit permis d’évacuer les passagers et l’équipage du Maréchal Canrobert avant que celui-ci ne coule, l’abordage ne causant que 5 victimes.

Les marins du Hoche évacuent les passagers du paquebot Maréchal Canrobert.
Gravure Abel Brun.

On assista au cours des dernières décades du XIXe siècle à une véritable course entre la cuirasse et l’artillerie : année après année, les avancées technologiques se succédèrent à vive allure et virent l’artillerie se faire plus meurtrière et le blindage plus efficace. A vrai dire, tant que la supériorité de l’artillerie n’était pas assurée, on ne pouvait pas exclure qu’une bataille navale ne puisse s’achever par une mêlée où l’abordage à l’éperon pouvait encore emporter la décision. D’autre part, l’éperon étant une arme rustique et bon marché, il y avait peu de raisons de s’en priver, même si les chances que l’on ait à y recourir s’avéraient de moins en moins probables. C’est pourquoi les bâtiments de guerre furent encore longtemps armés pour le combat par le choc. Le Dreadnought, qui en 1905 constituait une véritable révolution technologique (dépourvu d’artillerie secondaire, ce cuirassé était conçu uniquement pour le combat à grande distance), était néanmoins encore armé d’une étrave à éperon, dont l’Amirauté n’avait pu se résoudre à faire l’économie.

L’Amiral Cecille, croiseur lancé en 1888. Ce bâtiment dispose encore de son gréement complet, comprenant un beaupré et un bout dehors escamotables. On remarque que l’éperon comporte un tube lance torpille.

Ceci étant, l’allongement de la portée de l’artillerie de Marine, résultant du passage aux poudres lentes, de l’amélioration du tir que confèrent les tubes rayés, et surtout du perfectionnement de la conduite de tir, permet d’engager le combat à une distance de plus en plus grande : dès 1897 l’escadre française de la Méditerranée s’exerçait à des tirs de 4 000 ou 5 000 mètres de portée.

S’il en était besoin, la guerre russo-japonaise de 1905 démontra avec éclat que l’on était rentré dans l’ère des batailles navales à grande distance : c’est ainsi qu’à Tsushima l’essentiel du duel d’artillerie se déroula à plus de 5 000 mètres de distance.

Les français semblent avoir figuré parmi les premiers à avoir progressivement abandonné l’éperon, comme en témoigne l’exemple du Brennus de 1891, qui est l’un des premiers cuirassés à étrave droite. Les Britanniques, comme nous l’avons vu, conserveront encore quelque temps sur leurs bâtiments de guerre la silhouette si caractéristique que leur confère l’éperon.

En couverture : Lancement du cuirassé Hoche à Lorient en 1886, tableau d’Alexandre Jean-Baptiste Brun (1853-1941), Musée National de la Marine.

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